« Le manteau », Christophe Malinowski
La nuit tombait lentement sur la vieille ville.
Et déjà, dans les chaumières, on tirait les rideaux, on fermait les verrous, on faisait taire les enfants. Des regards inquiets, cachés derrière les voilures, scrutaient les ruelles sombres, seulement éclairées par quelques lampadaires fatigués. Chacun était à l’affût, d’un bruit, d’une anomalie, d’une silhouette inquiétante.
Car depuis plusieurs jours, le malheur semblait s’abattre sur la cité. Un chien avait disparu, les poules ne pondaient plus, un enfant avait vu un monsieur. Immense, habillé tout en noir. Malgré notre veille de chaque instant, nous ne parvenions pas à surprendre l’homme en noir, mais nous savions d’où il venait.
Car en haut, sur la colline, derrière les grands chênes, se dressait, majestueux et terrifiant, l’asile.
Ses hauts murs empêchaient de voir ce qu’ils cachaient, mais lorsque le vent soufflait en direction de la vallée, certains disaient entendre un grondement. Comme celui d’une bête essoufflée. Ou un gémissement. Comme celui d’une bête affamée.
Les rares qui avaient osé s’approcher du sinistre bâtiment étaient revenus terrifiés par le courant glacial qui les avait traversés. Il se disait que c’était le souffle froid des dangereux insensés retenus derrière le mur d’enceinte. Aussi, on ne s’en approchait pas, on restait loin, on empêchait même les enfants d’en parler.
Mais après la nuit, c’était la neige qui tombait dru maintenant. C’était à peine si l’on pouvait distinguer, derrière son épais rideau blanc, la chaussée, les pavés, les passants perdus, effrayés, offerts à la malédiction s’ils ne couraient pas chez eux assez vite. Chacun sentait l’imminence d’un sombre événement.
Car nous le savions tous, les fous étaient entrés dans la ville. Et les ténèbres avec eux.
Un chien avait disparu, les poules ne pondaient plus, un enfant avait vu un monsieur.
Et soudain il était apparu.
Le garçonnet n’avait pas menti. Immense et vêtu de noir, le dos courbé, l’homme avançait, lentement, grognant, terrifiant. Mais vers quelle funeste besogne? Quelle femme, quel enfant, quel animal allait-il emporter?
Alors, comme portés par l’instinct de survie, la colère et l’espoir de mettre un terme au fléau, et encouragés par un signal inconscient et commun, nous avions tous jailli, sans même prendre le temps de nous vêtir chaudement, et fondu sur lui, armés de bâtons, de pelles ou de nos seules mains, prêts à tout.
Jusqu’à ce que, le reconnaissant, nous nous figions.
Il était l’un des nôtres. Nos parents connaissaient ses parents, nous avions foulé avec lui les mêmes bancs de l’école, joué aux mêmes jeux dans la cour de récréation. Certes, il était différent, lointain et inaccessible, parlait souvent seul, ou aux arbres, riait sans raison, mais il était l’un des nôtres. Souffrant depuis des années d’une vie tourmentée, il avait plusieurs fois séjourné quelques temps à l’hôpital qui l’accompagnait dans les périodes difficiles.
Incapable de la moindre violence, il vivait en marge, mais à nos côtés, et était apprécié comme tous les enfants du village que nous étions tous.
Armés de bâtons, de pelles et de nos mains, nous l’encerclions, paralysés, saisis par notre méprise. Le temps semblait suspendu. La neige tombait toujours dans un silence d’hiver. Nous pouvions presque entendre les battements de nos cœurs.
Lentement, il avait relevé sa capuche et nous avait regardé, les uns après les autres, un grand sourire aux lèvres.
“Mais qu’est-ce que vous faites là sans manteau? Il fait froid! Vous êtes fous?”
Puis, le dos courbé, sous son manteau noir, blanchi de neige, il avait continué son chemin.
Nos manteaux, plus sombres encore que le sien, étaient ceux de la peur et de l’ignorance qui nous avaient insidieusement enveloppés.
Un chien avait disparu, les poules ne pondaient plus, un enfant avait vu un monsieur.
Et les fous c’était nous.
Christophe Malinowski, infirmier et auteur du blog Il était une fois en psychiatrie.