Bipolarité : j’ai signé sous contrainte [lucie_ptit_lu]
Mon frère n’avait jamais paru aussi calme et serein.
Il reprenait vie et des couleurs, lui, d’habitude si taciturne. C’était l’été et sa peau dorait au soleil, un de ses rares plaisirs. Il est tellement blond que même ses cils sont blancs, on dirait que ses yeux bleus sont translucides.
Je m’inquiète pour lui depuis des années, il ne faisait plus rien mis à part fumer. Je savais qu’il jouait un rôle. Être un p’tit mec avec un cerveau en plus ne facilite pas l’adaptation sociale. Maman lui avait offert le bouquin « trop intelligent pour être heureux ». Il n’y a pas trouvé ce qu’il cherchait.
Il cherchait le chapitre » comment faire pour être heureux « .
Il s’habillait toujours pareil, avec un jogging et son t-shirt de foot. Toujours rasé de près, avec sa petite boucle d’oreille en faux diamant. Il pouvait tromper tout le monde, sauf moi. Son déguisement jurait avec son calme olympien.
Je suis hyperactif et hypersociable. Lui et moi, c’est la Lune et le Soleil. Je suis aussi pataud et vulgaire oralement, qu’il est précieux et habile dans son langage. Je n’arrive pas à me canaliser et parfois j’en ai honte. C’est comme ça. Quand on ne peut pas changer les choses, on essaie de les accepter.
Notre famille nous renvoyait sans cesse notre différence. Il était oisif alors que je fais des études d’infirmier. Il paraît même qu’il existe un syndrome qui s’appelle le syndrome de l’infirmière : on veut sauver tout le monde, faute de pouvoir se sauver soi-même.
Je ne suis pas le plus intelligent de nous deux, je le reconnais. Il a toujours eu des facilités à l’école. Puis un jour, il est devenu « moyen ». Même son prénom était moyen, Pierre. Il passait partout, et c’était son souhait. En fait, son vrai souhait c’était de ne pas exister.
Il parlait peu. Nos parents ont essayé de l’envoyer chez plusieurs psychologues, sans résultat. Enfin, si, le seul résultat fut qu’il ne leur ferait plus jamais confiance.
On peut le qualifier de passif, vivre était pour lui d’une neutralité morbide. Il se sentait comme un objet qu’on déplace. Il disait qu’il écrivait depuis des années. Il allait se poser dans un jardin et prenait son stylo. Il a horreur des technologies, lancer une machine à laver le faisait paniquer. Son perfectionnisme poussé à son extrême le rendait handicapé de la vie.
Ses journées se baignaient de contemplation molle. Parfois, il sortait ses deux serpents noirs de l’aquarium, pour le plaisir de sentir leurs douces écailles froides sur ses bras. Quand on n’a plus de sentiment, on essaie d’avoir des sensations.
Le joint le rendait encore plus, comment qu’on dit, euh… pathétique ? Ah non, pardon, apathique !
Rien ne l’animait, les filles ne semblaient pas l’intéresser, pas plus que de se nourrir. Il nous disait que son seul plaisir de la journée était un café très soigneusement préparé. Un café avec double dose de lait, avec un demi-sucre exactement et un soupçon de cannelle. Il surnomma ce café « son goûter ».
Il était emprisonné à l’intérieur de lui. Notre famille et moi avions essayé de l’aider, mais il restait sourd. Le monde lui semblait être un vacarme lointain, tout juste digne d’indifférence.
Ce jour-là, le soleil a brillé un peu plus fort sur ce garçon lunaire. Il a commencé à apprendre le langage des signes, bercé par sa musique préférée, Hijo de la Luna.
Le vent eut une résonance particulière et lui susurrait qu’il avait des choses à faire.
Il prit son goûter trois fois par jour et ne mangea plus du tout. Il disait qu’on pouvait vivre uniquement en mangeant de l’air. Il s’était enfin ouvert à nous et à ses amis. Nous découvrions qu’un sage penseur sommeillait en lui. Il semblait habité d’une âme d’un autre siècle. Il a toujours été un curieux personnage, mais mon intuition y voyait autre chose.
Auparavant, je ne représentais pour lui qu’une nuisance sonore et toutes mes tentatives de l’incorporer à ma vie sociale se soldaient par un échec. Cette fois-ci, il était de toutes les sorties. L’alcool l’a très vite dégoûté quand il était ado, et désormais c’est lui qui tenait le bar. Ses côtes devenaient de plus en plus saillantes, tandis que sa cote auprès des filles augmentait en flèche.
C’est une beauté froide qui devenait incandescente. Mes amies en tombaient raide dingue. Comme ce fut son cas.
Son brusque changement de comportement m’inquiétait alors que pour lui la vie n’avait jamais été aussi belle. J’avais étudié la psychiatrie très courtement dans ma formation. Je me refusais à lui coller un autre terme qu’un garçon dépressif qui va mieux.
Un jour, je l’aperçus faire des mouvements gracieux avec ses mains. Si j’avais eu 5 ans, j’aurais dit qu’il dansait avec les fées. Il disait qu’il signait, qu’il apprenait le langage des signes et que je ne pouvais pas comprendre. J’avais l’impression qu’il me toisait des cieux et que je n’étais qu’une pauvre humaine impie. J’aurais préféré signer avec lui.
Je ne reconnaissais plus mon frère.
La lune ne doit pas faire de l’ombre au soleil.
Ses yeux étaient plus clairs encore, et sa pupille était plus dilatée que d’habitude. Alors l’expression « un regard de fou » prenait tout son sens. Un soir, il ne rentra pas. Quand il revint, il raconta son périple et sa marche pieds nus à trois heures du matin dans la ville. Il attendait que le grillage s’ouvre par la force de sa pensée.
On lui proposa une sortie en famille. Il s’y attendait, ses serviteurs lui devaient allégeance. Il vit un bâtiment massif et blanc, il devait y avoir erreur sur la destination.
Google Maps n’avait pas les clés du Paradis. Il comprit qu’il était devant un hôpital. Il commença à paniquer et à nous menacer. De quel droit osions-nous l’amener sans lui dire ?
Je suis allée discuter avec le docteur et j’ai vite compris quand il m’a tendu un misérable bout de papier.
J’amenais mon propre frère dans un hospice d’où il ne sortirait plus jamais le même. J’allais laisser une marque indélébile au stylo, telle une lame tranchante dans notre relation. Et pour ça, il m’en voudra toujours.
Une hospitalisation sous contrainte, sans son consentement. Mais c’est moi qui signais sous contrainte, avec des larmes de sang.
lucie_ptit_lu
https://www.instagram.com/lucie_ptit_lu/
📻 Musiques écoutées pendant la rédaction de l’article :
Annaline MIL
3 novembre 2023 chez 12 h 56 minBonjour Lucie, je cherchais , »bipolarité et spiritualité » et je suis contente d’être tombée sur toi… Tu es très réaliste et « différente », certes, mais tu sais de quoi tu parles.
Comme moi tu te connais bien, la différence nous amène à comprendre que cette incarnation semble erronée, comme celle de ton frère, du coup c’est une grande souffrance qui de mon côté est de vivre dans une profonde solitude et tristesse, avec des rires et sourires : une sauveuse/guérisseuse souvent perdue parmi les humains…
Je regrette pour ton frère, il est différent. J’espère que vous l’avez sorti de cette prison « hospitalisation », ce n’est pas sa place. Je penserai très fort à lui…
La difference est un cadeau…
Nous ne sommes pas seuls et nous avançons comme ecrit dans nos missions
AMM
lucie_ptit_lu
23 novembre 2024 chez 16 h 13 minBonjour, je te remercie pour ton commentaire. C’est une fiction que j’ai écrite, ce n’est pas mon histoire telle quelle, mais partie de l’origine à la souffrance qu’on peut ressentir de rester impuissant devant l’hospitalisation, à la fois de la sienne, et à la fois d’un proche. Merci pour m’avoir qualifiée de » différente » car aujourd’hui c’est devenu un compliment pour moi. Prend soin de toi.