La douleur [Autiste invisible]
Je tremble. Comme souvent, avec ces médicaments. Je tremble et je bois du café, plus qu’à l’ordinaire. Mais qu’est-ce qui est encore ordinaire ? Mon espoir tient en quatre molécules, six comprimés, deux prises par jour, tous les jours, week-end compris. Que serais-je sans mes médocs, mes béquilles de vie, mes compagnons de route ? Est-ce que j’en aurai besoin toute ma vie durant ?
Je tremble. Comme souvent, avec ces médicaments. Je tremble et je bois du café, plus qu’à l’ordinaire. Mais qu’est-ce qui est encore ordinaire, en ces temps troublés, secoués par des tempêtes internes et externes ? Est-ce que j’ai de l’espoir pour moi, pour l’être humain dans sa globalité ? J’en sais rien, je ne me pose plus la question. Se poser, s’arrêter d’avancer pour se poser la question de l’espoir, c’est déjà amorcer une rechute, me semble-t-il. Je n’ai pas le luxe de pouvoir me permettre une pause dans mon avancée, comme le font parfois les personnes saines d’esprit. Enfin, saines d’esprit. Pas malades, disons. Voilà, pas malades, tandis que moi je le suis et depuis un bon bout de temps. Alors, qu’est-ce que l’espoir ? Une attente de lendemains meilleurs ? Si c’est ça, je n’en veux pas. Je refuse de m’engoncer dans une position d’attente, dans une forme de passivité alors que désormais et depuis peu, je suis à même d’avancer. Alors attendre et espérer, très peu pour moi. La vie n’ayant pas de sens, si je m’arrête, je m’effondre. Dès lors, je n’ai strictement aucun intérêt à ralentir le rythme simplement pour « espérer » des jours meilleurs, attendre le retour du chant des oiseaux et d’un ensoleillement plus long. Au contraire, je prends chaque saison comme elle vient, avec son lot de nuit et d’ennui, ou de luminosité et de vitalité.
Ça va probablement sembler contradictoire, mais j’aimerais bien que le temps s’arrête. Là, maintenant, avec vous, ou bien dans une heure ou deux. Que je conserve les acquis dont je bénéficie en ce moment, de peur qu’ils ne s’enfuient. Mes capacités cognitives en partie retrouvées, la faim qui est à nouveau équilibrée, l’humeur qui est stable et mon chat qui m’aime comme un enfant quand on se fait un câlin d ‘enfer. J’aimerais que tout ça ne disparaisse jamais. Si je résume, j’en suis à espérer ne pas perdre ce que j’ai. Alors attendre que d’autres choses ou personnes entrent dans m vie pour la chambouler, très peu pour moi, non merci. Je préfère me contenter de ce dont je dispose présentement et qui m’a longtemps fait défaut : un sentiment d’amour, me sentir digne, moins de questions qui tournent en boucle dans ma tête et plus de légèreté, malgré les 20 kg de plus. Bref, l’envie de vivre. Il aura quand même fallu que j’attende 30 ans pour découvrir cette sensation. Croyez-moi, c’est long, et c’est un euphémisme que de dire que je me lasse vite.
Alors, que me restait-il dans ces moments d’hiver, où le froid m’envahissait toute entière et l’incompréhension dominait mes pensées ? Il me restait un trop plein d’espoir, justement. Espoir que tout s’arrangerait comme par miracle, qu’un mec entrerait dans ma vie sans crier gare, que je serais alors une autre, moins angoissée, plus belle et surtout plus cool. Avec le recul, je prends conscience que j’ai passé mon enfance et le début de ma vie d’adulte à attendre un miracle à la con et à me détester. Pas étonnant que je change souvent de coupe ou de couleur de cheveux, car fréquemment, je n’en peux plus de ma gueule. Bon, c’est aussi un pied de nez envers les conventions qu’on tente de nous imposer, c’est vrai. Mais en terme de rébellion, on a quand même fait plus radical et engagé que d’aller chez le coiffeur et de ressortir irrémédiablement déçue. Mais qu’est-ce que je n’aime pas chez moi, bordel ? J’ai passé 29 ans à osciller entre le rêve d’être une autre, consensuelle, et l’envie de m’affirmer.
Pour moi, l’espoir est quelque chose de vain, d’idéaliste et d’irréalisable. L’espoir c’est quand, bourrée de TOC, au collège ou au lycée, je rêvais de déménager, ou plutôt de mourir, pour qu’au moins une fois, une seule fois, mes camarades me témoignent un brin de compassion. Je voulais les voir chialer et me regretter, parce qu’on ne peut pas vraiment dire que j’attirais les foules ou que je savais me faire des amis. J’ai passé le plus clair de mon enfance protégée dans ma bulle mais souffrant de la solitude. C’est un sentiment que je ne souhaite à personne : se voir comme un extra-terrestre, se croire adoptée, ne pas faire partie de la même espèce que mes congénères. Et tenter de s’adapter à un univers de lois et de règles incompréhensibles. J’ai plutôt réussi, de manière générale, mais ça m’a demandé tellement d’énergie.
L’espoir, c’est croire que je pourrais être une autre, sans handicap, sans autisme. Tiens, mon stylo me lâche au moment où je dois écrire « autisme », probablement le mot et le mal crucial de ce texte. Avec Alex, un ami lui aussi autiste, on s’est déjà demandé si on accepterait de se faire injecter un vaccin qui nous guérirait de notre état et nous ferait être comme tout le monde, à la manière des mutants dans X-Men qui se font injecter le sérum pour devenir de simples humains. Je n’en sais rien, je n’ai pas tranché la question. Alex, lui, était totalement pour. Pourquoi ? Parce qu’il a trop souffert et qu’il en chie encore beaucoup trop. Moi je n’en sais rien mais l’espoir me semble être comme cette attente interminable qu’un vaccin voie le jour pour soigner une pathologie qui n’en est pas une et que j’aimerais que la société accepte. Alors non, je ne me tape pas la tête contre les murs et oui, je sais parler. Mais la comparaison avec une personne lambda – les neurotypiques, comme on aime vous appeler – s’arrête là. Pour le reste, je me sens tellement différente. Et c’est ça pour moi, l’attente, l’espoir : une injonction à devenir une autre, à quitter ma peau pour rentrer dans le rang. Ces dix dernières années, j’ai fourni tellement d’efforts pour tenter de ressembler à tout le monde que j’ai oublié qu’il me fallait aussi de l’énergie pour demeurer en vie. Alex, lui, souffre surtout du fait que son trouble se voit beaucoup plus que le mien.
On s’est bien trouvés, tous les deux. Au début, quand on s’est rencontré, on ne se supportait pas. Lui trouvait que je n’avais rien d’une autiste et usurpais la place de quelqu’un d’autre à l’hôpital, moi je ne comprenais pas qu’il ne fasse pas plus d’efforts pour cacher ses stéréotypies et tout ce qui pouvait se voir et le rattacher à l’étiquette « autiste ». Finalement, on s’est compris et beaucoup apprécié. Mais Alex s’apprête à nous quitter. C’est son choix.
L’espoir consisterait, dans la présente situation, à tout faire pour qu’il change d’avis, qu’il revienne sur sa décision. Sauf que tout ce que je peux faire pour mon ami, c’est lui souhaiter une bonne traversée du Styx et lui demander de m’attendre pour qu’on se retrouve dans quelques décennies. Lui a décidé de se suicider parce qu’il n’en peut plus et je le comprends. Alors ne vous dites jamais qu’on fait semblant, qu’on pourrait faire des efforts, qu’on exagère. Votre espoir de nous voir changer nous étouffe, nous bride. Notre espoir, c’est qu’un jour, seulement un jour, vous compreniez la douleur qui a été ou est la nôtre. Alex va me manquer.
Luc
3 mars 2021 chez 17 h 49 minJe pense que la vie a un sens: il me semble qu’on vit plusieurs vies, on se réincarne plusieurs fois, et on peut s’en rappeler.