Close

9 septembre 2020

« Le Fumoir », Marius Jauffret

le fumoir

La rentrée littéraire d’Alexª (épisode 2)

« Chaque année en France 90 000 personnes sont hospitalisées en psychiatrie sans leur consentement. C’est cette expérience de privation de liberté que raconte Marius Jauffret dans ce livre sensible et touchant ».

À mesure des pages, on est plongé dans une lente description narrative des premiers pas de Marius dans l’univers psychiatrique : microscopique et clinique, cette immersion en est pour autant très vivante.

Le temps s’étire à mesure des minutes, des heures, des journées qui n’en finissent pas.

Il est question ici de l’expérience contrainte de l’hôpital psychiatrique qui rend fou.

Les internés occupent le temps en fumant beaucoup, beaucoup, Marius essaye de contenir le temps infini en fumant beaucoup, beaucoup…

J’ai moi aussi beaucoup fumé dans les fumoirs emblématiques des institutions psychiatriques dans lesquelles j’ai été hospitalisée.

J’ai beaucoup fumé à la lecture de ce récit, comme si le réalisme de la plume de Marius me plongeait de nouveau dans l’enfermement asilaire.

Cette histoire, c’est un condensé de vies heurtées en toute une existence et en une poignée de semaines.

On y fait la connaissance de personnalités attachantes, parfois dangereuses mais en souffrance, toujours victimes du système de l’enfermement psychiatrique sans consentement.

Leurs vérités chevillées au corps et au cœur nous renseignent de leurs parcours de vie heurtés.

On y rencontre Norah, la jeune et tendre « princesse » orientale, le pyromane, la vieille femme anorexique qui décède devant Marius.

Il y a Damien, le jeune infirmier désabusé, il y a Madame Perpétuité, il y a Kiki le cracheur à l’expérience asilaire affutée et sa philosophie kikienne.

ll y a le « noir », proxénète respectable, il y a N’Goma le basketteur professionnel devenu unijambiste, il y a André ancien cadre dans l’agroalimentaire, il y a la méchante racaille-rappeur, il y a Virginie, Alexandra, Amélie et les autres…

Tous vivent la même expérience entre les murs de cet hôpital psychiatrique du 13ème arrondissement parisien dans cet espace clos, sans liberté sans d’autres activités que fumer, même la visite du psychiatre est rare.

Le temps de l’internement en HP est tellement long qu’il sort du cadran de la montre Rolex du médecin psychiatre, le docteur Faucon qui porte bien son patronyme.

Dans ce livre bouleversant Marius Jauffret nous embarque avec lui dans une dénonciation politique de l’internement systémique de ces personnalités singulières : ces individualités, c’est nous tous.

Cocktail explosif et indigne que l’asile distribue quotidiennement à ces patients : manque de personnel, aucun suivi, l’observation y est un concept fumeux, l’écoute est inexistante.

La prise en charge est « une pyramide de foutaises ».

Sans compter l’administration systématique, quotidienne à chacun des patients, peu importent leur pathologie, leur humeur, leur état, de la pilule neuroleptique star de l’internement : le Largactil, traitement de courte durée des états d’agitation et d’agressivité au cours des états psychotiques aigus et chroniques, schizophrénies, délires chroniques, délires paranoïaques, psychoses hallucinatoires chroniques, préparation à l’anesthésie, anesthésie potentialisée.

La vieille psychiatrie dans le nouveau monde !

L’ennui sous camisole chimique est légion, la réclusion ce sont les capacités mentales qui régressent.

Finit-on par s’accoutumer à la claustration, par faire de l’asile son toit dans une rhétorique de désespéré ?

Le patient est considéré comme un vulgaire criminel emprisonné qui ne peut pas plaider l’innocence.

Qu’est-ce qu’un minable fou ordinaire, c’est l’incarnation de Kiki.

L’asile a rendu ces gens encore plus fous que ce que le système pouvait imaginer : « ils ont créé un asile dans l’asile, une forme de libération dans l’enfermement ».

« L’emprisonnement asilaire, c’est de la torture et on ne peut pas humaniser la torture.

Attribuer une maladie à un innocent afin de le criminaliser pour avoir une raison de l’enfermer relève d’une perversion inégalable ».

Le salut est au futur dans la projection livrée au psychiatre d’une vie petite, d’une petite vie.

Marius Jauffret a eu cette chance de ne pas avoir été totalement broyé par cette hospitalisation sous le régime de l’HDT, laissant libre court à une révolte naissante et germante.

Ne pas oublier que le cerbère de l’asile est une tumeur coriace.

FUMER TUE, ÊTRE INTERNÉ TUE.

L’INTERNEMENT SYTÈMIQUE TUE, L’INTERNEMENT SYSTÈMIQUE REND FOU !

Marius aura été hospitalisé 27 780 minutes dans un HP parisien.

Alexandra Ecalard-Wager

LE FUMOIR

MARIUS JAUFFRET

Parution le 4 septembre 2020, aux éditions Anne Carrière.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *