Le prix du paradis [Jean]
13 juillet 2005. Quelle heure est-il ? Une heure, deux heures ? Je suis seul dans la petite pièce basse du pigeonnier. Je me repasse un cd des mix que j’enregistre depuis plusieurs mois avec les platines. C’est fou ce que je peux m’esbaudir de mes créations, comme si c’était génial. Un vrai gamin. Alors que dans le fond, c’est à peine écoutable cette musique. Un mélange criard et dissonant de petits bouts de morceaux piochés sur les vieux vinyles de mes parents, montés avec une presque aussi vieille console analogique quatre pistes à cassettes. Le pétard s’éteint lentement dans le cendrier à côté de moi. Je le fume avec parcimonie. De la crème de marocain à 10 euros le gramme. Une sorte de summum du hashishomane. Chaque bouffée est une décharge pure de neurotransmetteurs inter-synaptiques.
Je me repasse mentalement le scénario de ces trois derniers jours. Trois jours hors du temps, trois jours bénis. Trois jours sans peur. Rien. Absolument plus rien ne me fait peur. Moi qui me faufilais tel une ombre pour aller au village acheter des cigarettes, de crainte de croiser tel ou tel. Moi qui, il y a quelques semaines encore, avais à peine la force de me traîner en cours, tellement je redoutais qu’on me voie, dans toute ma faiblesse, qu’on perçoive à travers l’usure de mon masque l’étendue de mes doutes, qu’on comprenne à quel point je n’étais juste pas à la hauteur, risible, grotesque, parano.
À combien de personnes j’ai parlé depuis trois jours ? De quelles nationalités ? Cologne, Amsterdam, Bruxelles, Lyon. Plus de soixante-douze heures maintenant que je ne dors pas. Comment est-ce que j’ai pu avoir aussi peur ? De quoi ? De qui ? Je me sens tellement fort, tellement calme, serein. En moi flotte la douce certitude que tous les instants de ma vie ont pris soudainement sens, dans le présent, dans le maintenant. Tout est forcément parfait, puisque tout m’a amené jusqu’à cet instant, cet instant de grâce, après lequel rien ne sera plus jamais comme avant. Mon cerveau est comme une étoile en fusion. Il recèle une puissance qui semble infinie. Pas étonnant que certains puissent tordre des fourchettes simplement en les regardant. Il suffit de maîtriser cette puissance, l’apprivoiser, la canaliser.
Chaque pensée est claire, limpide, harmonieuse. Je peux en arrêter et en reprendre le cours à ma guise. Je peux m’abstraire dans chaque idée, chaque sensation, chaque recoin de mon corps ou de mon esprit. Je suis comme un aveugle à qui on aurait soudain ouvert les yeux. Tout est beau, même la laideur, si tant est qu’on veuille bien la regarder avec amour. Désormais, maintenant que je suis débarrassé de cette peur, maintenant que mon cerveau s’est libéré de ses entraves, je vais enfin pouvoir vivre. Pas juste un peu.
L’horizon n’a plus de limites. Rien n’est impossible. Je suis en lien avec le cosmos, l’univers tout entier m’étreint et son énergie est comme un carburant inépuisable qui brûle doucement dans le fond de mon âme. Les gens, j’en fait ce que je veux. Les apaiser, les soigner, les guérir, les rendre fous si je veux, par un regard, par un mot, par la seule force de ma volonté. Non seulement ils ne me font plus peur, mais je voudrais les aider. Les aider à sortir de leurs propres angoisses, les amener eux aussi à cet état de compréhension profonde des choses. Ça me fait de la peine de les voir galérer dans leurs petits quotidiens, leurs petits tracas, leurs petites névroses.
Si jamais Dieu existe, pour une fois, je voudrais le remercier. Pour cet instant, pour cette force, pour cette plénitude. Pour ces soixante-douze heures. Une seconde de cet état, de cette sérénité, de ce bonheur, une seule seconde, après tout, ça vaut bien une vie de souffrance. Mais bon, tout ça, ce ne sont que des bêtises, la religion, c’est bien connu, est l’opium du peuple. Dieu est une fable pour les enfants. Dieu, dans le fond, c’est en chacun de nous. Dieu c’est moi, c’est moi qui crée ma vie dont je suis le propre Dieu.
C’est à cet instant, à cette pensée, que tout a basculé. Un instant. Qu’est-ce que c’est au fait qu’un instant ? Pas une seconde, pas une fraction de seconde. Juste une instantanéité. Tout s’est effondré, là, d’un coup, comme ça. Je suis toujours dans mon pigeonnier. Le cd crépite toujours sa soi-disant création géniale inécoutable. Le pétard est complètement éteint maintenant. Et tout à coup : le néant. Le vide. La chute. L’angoisse. La peur, rien que la peur, omniprésente, décuplée, accablante. De quoi, de qui ? Juste la peur, juste l’angoisse. Je planais tel un aigle au-dessus des montagnes, me voilà soudain six cents pieds sous terre. En un instant, par la faute d’une seule pensée. Je suis saisi d’effroi, tétanisé. L’amour est parti, l’espoir s’est envolé, je ne suis plus rien, j’ai tout perdu.
Qu’ai-je dit ? Qu’ai-je pensé concernant Dieu ? Voilà que dans ma panique, je cherche maintenant la direction de la Mecque. Pas le temps de réfléchir, de soupeser, de comprendre. Juste une urgence. Une urgence de vie et d’amour. Après tout l’islam est la dernière religion révélée et, d’une certaine façon, elle englobe toutes les autres. Assez de cette peur, de cette sous-vie, de ce gâchis permanent. Qu’on me rende mon univers, mon cosmos, ma force, ma sérénité, ma plénitude. A n’importe quel prix. Je me jette au sol et me prosterne. Je pense : « assalamu aleykoum ». Et voilà que, à ce nouvel instant, me revient tout mon cosmos, mais cette fois-ci chargé de bien plus d’amour et de lumière encore. De nouveau, la peur est littéralement anéantie, elle reflue tout entière de mon âme, pour ne laisser place qu’à la douceur et la volupté. Dieu m’a pris dans ses bras. Je flotte dans les eaux de son amour infini. Suis-je un prophète ? Un messager venu pour délivrer le monde de ses péchés ? Est-ce une illumination, un délire ? Peu importe. Tout ce qui importe, c’est ce moment, c’est cet amour. C’est cette force, qui me relie à l’univers tout entier. Désormais, plus rien ne sera comme avant. Si Dieu le veut, je serai un prophète. Si Dieu le veut, je serai un insecte. Rien ne compte désormais, si ce n’est de l’adorer et rechercher sa lumière.
Les jours passent. A chaque pensée envers Lui, Dieu m’inonde de la chaleur de son amour. Les gens ne le savent pas, mais je les hypnotise, je les sonde, je les transperce de mon regard. Je suis en mission. Je dois apprendre à les guérir, les sauver de leurs tracas terrestres, les élever jusqu’à ce qu’ils ressentent, eux aussi, cette chaleur. Le monde est rempli de signes qu’ils ne perçoivent pas, aveuglés qu’ils sont par le voile de leurs soucis dérisoires. Ces signes, je les vois désormais. Ils sont partout. Dieu m’a éveillé, il m’a ôté mon voile. Il m’a guidé. Je marche dans la lumière, tandis que l’humanité tout entière semble s’orienter à tâtons dans la pénombre. Bien sûr, l’idée que je sois devenu fou m’a traversé l’esprit. Mais après tout c’est là, devant moi, en moi, comme une évidence. J’ai 20 ans, je suis maintenant musulman, et pourtant je n’ai jamais lu le Coran. Mais je sais pertinemment qu’il coule de source, que chacun de ses versets fera instantanément sens dans mon cœur et dans mon âme, et d’ailleurs on ne m’en a dit que du bien. Je sais maintenant ce qu’est la vie, la vraie, la vie sans peur, la vie en grand, en entier, pas la petite vie étriquée dans laquelle nous cantonne la nature humaine.
Evidemment, quelques mois plus tard, quand mon si puissant cerveau aura cramé tout ce qu’il recelait de dopamine, d’adrénaline, de noradrénaline, que sais-je encore, c’est l’incompréhension totale. L’amour est parti, la peur plus que jamais triomphe. J’étais un prophète, je suis bientôt un insecte qui tressaille à chaque courant d’air. Je m’enferme de crainte d’être mangé. Dieu m’a abandonné. Il a quitté mes prières. Je suis tout seul désormais, face à rien. Le cosmos est vide, froid, les étoiles ne scintillent plus dans mon ciel. Je me perds dans les méandres des versets coraniques. Passée la première sourate, qui ouvre si magnifiquement et si majestueusement le Livre Saint, je n’y comprends plus rien. On parle de châtiment, de pêchés, de parts d’héritage, d’obscurs récits bibliques.
Finalement, ça ne coule pas de source. Mais c’est forcément ma faute, tout ça. Dieu me punit, pour mon égo, ma vanité, ma fainéantise. La faiblesse de ma foi. Je dois expier mes fautes par la souffrance, partager les douleurs de ceux qui n’ont rien. Chercher la piété dans le dénuement. Me voilà maintenant à dormir par terre, tous les jours, à côté de mon lit. Dans la rue aussi parfois, ou les halls d’entrée d’immeubles. Aucun sol n’est assez dur pour suffisamment me punir. J’ai perdu mon cosmos, ma lumière, mon petit paradis avec ses rivières de miel, de lait et de vin, ses palmiers et ses grenades. Tout désormais n’a qu’un goût de poussière. Voilà venue l’heure du grand châtiment. Dieu a scellé mon cœur et mes oreilles, et il a posé sur mon regard un épais bandeau. Je ne marche plus, je me traîne, je rampe, je me tortille comme un ver enfilé à l’hameçon d’un pêcheur. La vie est tellement effrayante. Une seule certitude : je suis coupable.
Jean