Survivre à la psychiatrie #14 [Noémie]
Transfert depuis la réa. Le brancard roule à travers les couloirs, les têtes se tournent avec curiosité pour observer la forme allongée et emmitouflée, les yeux fermés, attendant que son sort soit fixé. Un ascenseur, quelques étages, et elle débarque devant une lourde porte fermée à clé. Psychiatrie du jeune adulte. Mot fourre-tout, dans lequel on enferme chaque âme dépassant les lignes soigneusement tracées par la société bien rangée.
Elle se retrouve dans une chambre d’isolement, «c’est le protocole» apparemment. Murs blancs et vides, éclairage aseptisé, ambiance glaciale alors que c’est l’été. Un gros matelas fixé au sol. Rien d’autre. Studio loué non meublé.
On lui récite les règles du service, une suite d’injonctions et d’interdictions. Elle n’écoute pas. Elle a la tête ailleurs même si son corps est là.
C’est l’heure de l’inventaire. On lui retire toutes ses affaires. Pas une seule feuille autorisée, elle qui écrivait pour exorciser.
Les blouses blanches ne tardent pas à arriver. Elles parlent entre elles, la dénudent sans rien lui demander, examinent le cœur, les poumons, les constantes, notent des mots sur de minuscules carnets, viennent tous regarder avec curiosité ses tout petits kilos, pour finir par parler de son diagnostic, prononcer le mot qu’elle hait par-dessus tout, sa maladie dont le nom respire la mort et les os. Ce mot qu’elle a occulté et banni de son vocabulaire depuis tant d’années. Voilà qu’ils le brandissent, triomphants, l’utilisent pompeusement, voilà qu’ils font l’inventaire de son état, l’état des lieux des dégâts, alors qu’elle voudrait juste se boucher les oreilles pour ne plus entendre tous ces termes barbares qu’ils emploient pour la décrire, alors qu’elle voudrait juste ouvrir la porte d’un coup de pied et fuir, alors qu’elle voudrait juste briser la fenêtre d’un coup d’os et se jeter au travers, mais non, elle ne peut rien faire, elle est entourée par tout ce blanc qui lui picote la rétine, les blouses les peaux les murs les draps, ce blanc qui lui crève les yeux, elle voudrait tout envoyer valser mais elle se contente de bouillonner sans rien laisser paraître, parce qu’elle sait que le moindre des gestes pourrait tout empirer.
Elle n’aura droit à rien avant de reprendre du poids. Aucun contact avec l’extérieur. Tout est filtré. Elle a 15 ans, et pendant 6 mois, elle ne pourra même pas échanger un seul regard avec ses parents.
Tout ça, c’est à cause de son corps. De sa peau tendue de toile que ses os menacent de percer. De cette bouillie de tissus et d’organes qui a oublié comment fonctionner. De cette construction branlante à la mécanique fragile pouvant à n’importe quel moment se briser. Il fait peur à voir, à en détourner le regard. Elle ne comprend pas trop pourquoi. Elle ne sait pas ce qu’ils ont tous à la regarder comme ça. D’accord, il y a quelques os qui heurtent le matelas, il y a quelques bleus qui apparaissent ici et là, il y a quelques côtes qui ressortent un peu trop par endroits.
Mais pas de quoi justifier tout ce branle-bas de combat.
Elle y restera des mois, dans cette chambre. Elle deviendra folle à force d’entendre le ronronnement de sa nutrition entérale, de sentir le liquide hypercalorique s’écouler dans sa sonde jusqu’à son estomac en continu. Elle sera contentionnée, de peur qu’elle ne fasse du sport pour tout éliminer. Elle prendra sa douche face à des infirmiers, histoire de vérifier qu’elle ne vide pas les poches censées l’alimenter. Elle n’aura pas le droit de se lever de son lit, ça ferait brûler trop d’énergie. On fermera à clé ses toilettes, et quand elle demandera à y aller on ignorera la sonnette. Elle ne verra personne d’autre que le plafond au-dessus d’elle, les soignants et le psychiatre, quinze minutes de temps en temps.
Au début, elle a vomi sa souffrance, du fond de ses entrailles. Elle crachait sa colère au psychiatre, qui souriait et disait je vous comprends, avant de sortir de sa chambre et d’augmenter ses doses de médicaments.
Elle a aussi essayé de jouer le jeu, celui du je vais mieux, j’ai réfléchi et j’en ai fait des conneries, mais là promis c’est fini.
Elle a fini par réaliser. Ils ne cherchent pas à comprendre, ils ne cherchent pas à soigner. Ils se cachent derrière les mêmes mots-boucliers. Quoi qu’elle dise, ils lui rient au nez. C’est la maladie, c’est l’anorexie. On ne peut pas se fier à ce qu’elle nous dit. Menteuse tricheuse voleuse. Elle entend une voix à côté de sa chambre, une fois: «toujours à nous manipuler celle là. Elle ne prend même pas de poids. On aura déjà changé de président avant qu’elle sorte de là». Et eux de rire en cœur. Et elle de finir en pleurs.
On lui refusera des draps, parce qu’elle n’a qu’à prendre du poids pour avoir moins froid. On fermera les volets de sa chambre pour qu’elle ne voie pas le dehors. On l’assommera de neuroleptiques parce qu’elle pleure trop fort.
Elle en sortira, 1 an après. Elle aura gagné 20 kilos et un PTSD. Il ne lui faudra pas longtemps pour rechuter.
Depuis, j’ai un peu avancé. J’ai réussi à faire tout ce qu’on me disait que je n’accomplirais jamais. Je repense souvent à tout ça. Je continue à en faire des cauchemars. Il va en falloir encore pas mal, du temps. Mais au moins, je suis vivante pour le moment.
Noémie
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