Vous autres – épisode 3
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Episode 3
Le réfectoire ouvrait, chacun entrait à petits pas, dans une file désordonnée mais calme. Seul un jeune
homme criait, il devait être autiste… J’entrais à mon tour et devant le spectacle de ces hommes et de
ces femmes, hagards pour certains, excités pour d’autres, je m’installais à une table de personnes
calmes. Là où se trouvaient ceux qui discutaient devant tout à l’heure. Je n’entamais pas tout de suite
la conversation, les écoutait pour savoir un peu avant à qui j’avais affaire. La femme était petite et très
ronde, assez propre. L’homme lui était rond lui aussi mais plus grand, bien plus grand. Blond aux
cheveux courts mais trop longs, il était quant à lui un peu sale mais semblait avoir toute sa tête. Ils
parlaient peu, échangeaient des banalités. Cette femme devait avoir au moins cinquante ans, lui un
peu moins. Elle me semblait être une de ces éternels patients psychiatrisés jusqu’au bout des ongles.
Elle avait dû connaitre plusieurs hôpitaux de jours, SAVS etc. Et elle avait sûrement vu passer sous ses
yeux plusieurs générations de psychiatres, de médicaments, une véritable anthologie vivante de la
psychiatrie française…
– C’est Snarkovski qui a été élu ! Cria un type au fond de la salle en enlevant sa casquette Sergio
Tacchini et en la baissant en signe d’adoubement.
– Y en a qui ne vont vraiment pas bien. Dit l’homme à côté de moi à la femme psychiatrisée.
– Oui, c’est normal. Répondit-elle, en se replongeant dans son assiette de crudités. Mais c’est
Sarkozy par Snarkovski, et puis ça fait longtemps qu’il est plus président…
– Je n’étais pas en France quand il a été élu. Dit l’homme. J’étais encore en Afghanistan…
– Vous étiez militaire ? Lui demandais-je alors pour entamer la conversation et en savoir plus,
car finalement il m’intriguait avec sa dernière phrase.
– Non, journaliste. Reporter de guerre. Me dit-il. C’est pour ça que je suis là. Puis, il baissa la tête
dans un mouvement un peu honteux mais surtout triste.
– Ah ! Fit la femme. Moi, je n’ai pas travaillé. Presque jamais…
Les cantines du plat arrivèrent coupant court à cette conversation qui m’étonnait par sa normalité.
Même si chacun n’avait parlé que de soi, comme d’habitude, on aurait pu voir cet échange à l’extérieur
et ça m’avait fait du bien un peu de cohérence dans ce monde de folie exacerbée. Ils n’avaient parlé
que d’eux sans échanger vraiment, mais c’était logique. Il me semble que lorsque l’on est trop aux
prises avec sa souffrance intérieure et personnelle, rien ne peut réellement nous en faire sortir.
Comme si une bulle de malheur s’était formée autour de soi et que plus rien ne pouvait entrer ou
réellement sortir.
– Vous faisiez un reportage en Afghanistan ? Demandais-je pour relancer une conversation.
– Oui. Je l’ai fini. On l’a ramené au journal. Je faisais les photographies. J’en ai fait beaucoup des
conflits. Mais celui-là, il a eu raison de mon esprit. J’arrive plus à retourner sur le terrain, où
que ce soit. Stress post-traumatique, il parait. Moi, il me parait plus grand-chose, à part que
j’en rêve la nuit des morts, des enfants blessés, du sang sur la terre sèche et chaude. Délire de
persécution aussi ils ont dit ! Comme si c’était du délire de voir que ça peut arriver la guerre
ici aussi. Mais bon, la psychiatre est gentille, elle ne comprend rien mais elle est gentille.
Ne sachant trop que répondre à tout ça, je me tus. Finalement, ma petite psychose me paraissait bien
légère tout à coup… Indécente aussi à lui exposer face à sa tristesse. J’étais plus fou que lui, et j’en
avais bien moins de raisons. J’eu honte et me tus. La femme me prit mon assiette pour la ramener au
comptoir où il fallait les déposer. Le fromage et les desserts insipides arrivaient. Je mangeais avec aussi
la honte d’être là, impuissant, inactif, et goinfre… L’homme ne disait plus rien. La femme non plus. Il
me semblait qu’elle, ne ressentait pas la même chose que moi bien qu’étant dans le même cas. Elle,
elle s’était mise hors de la discussion. Elle avait arrêté d’écouter pour se préserver, se mettant hors du
jeu de la vie, elle ne souffrait plus la comparaison.