Vous autres – épisode 6
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Episode 6
J’arrivais enfin à mon lit, qui m’attendait, que j’attendais. Ces neuroleptiques donnés à haute dose me fatiguaient beaucoup, si bien que je me demandais par instants si je ne ressemblais pas à ceux qui traînent ça et là, tels des humains usagés d’une société trop violente…
Il arrivait même parfois que leurs regards creux et vide d’expression me glacent le sang. Mais peut-être avais-je le même. La lourdeur de leurs pas. Les tâches de bave et de bouffe sur les vêtements. L’odeur pesante de corps médicamentés. Tout ça commençait à me faire horreur.
J’avais du dégoût pour des êtres auxquels je ressemblais peut-être…
Finalement me retrouver ici me salissait. Ça cassait le peu de positif que j’avais pu entrevoir sur moi à l’extérieur. Ce « lieu de soins » me paraissait plus proche des lieux de privation de liberté – qu’il était – que des hôpitaux somatiques qui, sans être accueillant, maintenaient le minimum de respect pour la dignité humaine nécessaire à aller mieux.
Non, ici les murs transpiraient le carcéral, la population elle, relevait de la misère humaine. On n’était peut-être pas si loin de l’hôpital général que décrivait Foucault finalement. Se mêlaient les pauvres, les SDF, les anciens ou futurs détenus, les malades somatiques traumatisés par leur pathologie, et certains qui n’étaient « que » malades psychiques mais finalement si peu…
Il m’apparaissait que se stockaient là, tous les échecs des sociétés disciplinaires et néolibérales. Tous ceux que ce système n’avait pas réussi à formater, pas réussi à couler dans le moule de l’individu capitalistique. Biologiquement inadaptés à la violence de cette société qui fabrique des individus à la chaîne plus qu’elle ne les laisse se créer eux-mêmes.
Concentré des déviances de ce monde, l’hôpital psychiatrique renforçait cette inadaptation à la société malade et on était bien loin du soin et beaucoup plus près du maintien « en dehors » de ce monde qui avait échoué à nous fabriquer.
Ces pensées tristes et mortifères tournoyaient dans mon esprit tandis que je restais dans mon lit, elles ne me quittaient pas et me faisaient plus de mal que de bien malgré leur caractère de vérité. J’allais donc faire un tour. Pour oublier.
La salle de la télévision n’était pas bien loin de ma chambre. Sur le meuble bancal trônait l’icône de générations de patients de cet hôpital. Le petit écran. Ce matin, c’était le défilé du 14 juillet. Du coup, plusieurs patients étaient là accrochés à ce bout de « monde extérieur ».
Comme pour se réintégrer à leur société, sans être vus, ils regardaient toujours les cérémonies officielles comme celle-là. C’est vrai que malgré l’enfermement, l’exclusion, la pauvreté, le rejet que manifestaient à notre égard les services publics, les soignants, les éventuels employeurs et collègues, et les autres en général, regarder une grand-messe de ce genre renvoyait à la collectivité. On avait le sentiment illusoire d’en faire partie le temps d’une retransmission foireuse où les grands de ce monde nous faisaient l’honneur de nous laisser les voir, pour nous faire croire l’espace d’un instant que nous étions de leur monde.
Mais quelle traîtrise ! Ce petit écran, adorable, gentil, dernier lien vers cette usine à individus réifiés dont nous sommes les rebuts, il nous lamine. Il ne parle que très peu de nous. Rarement un reportage sur un entreprise d’insertion d’handicapé psy à Trifouillis, plus souvent un épisode d’Esprit criminel avec un schizophrène tueur insatiable de jeunes blondes aux quatre coins de l’Amérique…
Impression trompeuse d’être de ceux qui ne sont ni à Trifouillis, ni dans le Kansas, mais d’être de ceux qui sont dans cette société. La télévision a ce don de faire croire que vous êtes dans le société quand elle ne parle pas ou peu de vous. Elle vous relie à elle, vous la donne à voir et vous fait croire que vous y êtes bienvenus. Mais tout cela n’est que rêve…
En réalité, lorsque le monde parle de nous, ce qu’il fait rarement, c’est par pitié ou par voyeurisme. Pour faire fantasmer les individus réifiés sur ce monde hors-normes où je patauge chaque jour.
Ce matin, c’est le défilé. Ils sont huit dans la salle télé à rêver qu’un jour ils seront dans cette société que la télé leur promet. Ce soir ce sera Fort Boyard, et l’épreuve de l’Asile, qui va leur rappeler que finalement on rit bien avec nous, nos malheurs, avec ce que ce monde nous fait, nous les inréifiables !