Au nom du père [Audrey CHENU]
Je me souviens de mon enfance bénie, petite maison dans la prairie,
entourée de champs, plus de vaches que d’habitants…
Mon père plante des fraises, récolte ma gourmandise
À 7 ans, surprise !
Pour faire passer la pilule, mon oncle amène une tarte aux fraises
et mon père à l’hôpital, le meilleur des mondes bascule…
Réminiscences d’un royaume perdu, je salue mon innocence,
Première visite à l’asile, mon roi déchu trône parmi les zombies, les débiles,
des gens crient, psalmodient, répètent des gestes à l’infini
Je ne le reconnais plus, son âme a déserté, ses yeux sont vides et sans reflet…
une femme me raconte sa vie et son envie de mort, étrange litanie
un homme me montre son corps, son zizi, je m’enfuis…
Têtue, je décide que je n’irai plus !
Mais mon père récidive, obscur diagnostic :
psychose maniaco-dépressive, camisole chimique pour maladie mentale, traitement de cheval,
les médecins tout puissants comme les labos pharmaceutiques en font leur cobaye, un légume,
l’écume au coin des lèvres, le regard dans la brume…
J’attends qu’on le délivre depuis que je suis môme, dix ans près d’un fantôme, condamné à survivre
Sa mère fait l’éloge de son génie, malgré tous ses diplômes,
je ne vois qu’un homme à genoux, hagard ; au nom de sa folie, relégué, mis au placard
Corps gonflé, visage bouffi, cachez ce monstre à tout prix !
Parler ferait des ravages, nous serions la honte du village.
Les mots, l’émotion sont bannis…
Au collège, je ne peux rester sage, sur ma chaise, je dis ce que je pense
Mon adolescence s’achève entre 4 murs, son absence me pèse
A la télé, les scènes entre père et fille m’attendrissent,
on s’écrit mais sa morale m’écrase, je veux qu’il me chérisse
Depuis le divorce il va mieux, profite de la vie comme jamais,
amoureux, il recommence à voyager, on se voit un peu, étranges étrangers…
Au resto, ses mains tremblent comme des feuilles, le regard des autres me dérange,
il perd la moitié de ce qu’il mange, un an plus tard je le promène en fauteuil.
Ma mère est morte en 2013, juste avant que je publie mon autobiographie,
mon père faillit mourir l’hiver suivant, rien ne m’apaise,
mes larmes orphelines volent au vent…
J’erre dans le dédale de l’hôpital, l’esprit assiégé, je perds les pédales, piégée
Ce poète muet, fan de Dylan, me raconte sa vie volée, avec un sacré débit,
comme si mon récit avait ouvert les vannes, fait sauter les verrous des non-dits
Ma sœur m’accuse de le rendre malade avec mon livre,
omettant que les mots délivrent, que le silence embrigade
Au salon du livre, dans une salle pleine de gens venus m’écouter,
il pleure comme un bébé, l’émotion enivre…
Mon père a su lire avant de parler, il sème des livres dans ma vie de petit poucet
Enfant d’ouvrier, profitant d’une retraite aisée grâce à son mérite, ancien champion de cyclisme,
il s’offre le vélo de ses rêves à 60 ans, j’en hérite quand il se retrouve paralysé, la vie ne manque pas de cynisme ! après 20 ans de neuroleptiques, son système nerveux dégénère, en maison de retraite médicalisée… de psychotique à bipolaire, de l’EHPAD à l’HP, je hais ces mots, ces murs aseptisés, ça sent le confort, l’odeur de la mort, dans ce décor, des corps se meurent, des âmes s’égarent, la raison s’exile… comme cette petite vieille qui s’incruste dans la chambre de mon père, sénile, je la raccompagne gentiment, elle revient après quelques instants…
Je nourris mon père à la cuillère, il perd la parole, langage crypté sans parabole, ses mots s’envolent, il porte des couches et voit une orthophoniste, Nietzsche à son chevet. Sur son vélo de course, légère, je m’en vais. À ma dernière visite, il me dit « j’attends la fin »… je me tais, interdite car les mots sont vains.
Depuis il est parti, enfin, se laissant mourir de faim. La psychiatrie lui a volé sa vie ! Ce sera le mot de la fin.
Audrey CHENU