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27 mars 2022

Rétablissement en santé mentale, quand l’injonction devient positive [Agathe]

rhizome agathe martin

Article d’Agathe publié dans les Cahiers de Rhizome n°83 (Contribuer à la santé mentale | mars 2022).

Si, autrefois, la psychiatrie publique considérait que la maladie psychique ne pouvait pas évoluer vers le mieux, aujourd’hui et par endroits, elle promeut une nouvelle philosophie : le rétablissement. Là où il n’y avait qu’inéluctable dégradation, se loge à présent la possibilité d’accession à un mieux-être, voire au bien-être. Cette nouvelle façon de considérer les troubles psychiques et les personnes qui en souffrent peut paraître extrêmement positive, mais elle n’est pas sans conséquences sur l’injonction de l’institution à ses patients. Le discours et les actes des professionnels changent sous le constat d’usagers ou ex-usagers des services de psychiatrie aujourd’hui rétablis. Être en bonne santé mentale est devenu l’enjeu ultime pour tout le microcosme psychiatrique, ce qui ne va pas sans poser de nouvelles questions.

Pour le patient en psychiatrie et l’usager en santé mentale, l’injonction de l’institution n’est plus systématiquement d’aller bien tel qu’il perçoit cette idée, mais plutôt d’aller vers ce que l’institution a défini comme le bien. Si la psychiatrie définissait et cherchait à explorer un aller mal comme paradigme pour ses patients, la santé mentale cherche à définir un aller bien tout aussi paradigmatique : le rétablissement. Le rétablissement s’intègre dans la santé mentale comme droit des patients face à un système sanitaire qui doit le lui permettre, mais ne devient-il pas aussi un devoir du patient face à son institution de santé ?

Dans ce cadre, comment ne pas se demander si le rétablissement n’est pas en passe de devenir une injonction ? Le rétablissement et sa philosophie sont en passe de devenir une morale, un ordre, auquel tout « bon patient » doit se plier. Pourtant, le rétablissement devrait être un droit humain à exercer comme bon nous semble et non comme bon leur semble. Et peut-être alors pourrons-nous rendre aux fous que nous sommes cette part citoyenne d’invention de modes de vie et de résistance à un système quotidien qui à force de contraindre les âmes en fait exploser certaines.

Dérives d’un concept : quand le rétablissement devient moral

Le nouveau modèle, avec la philosophie du rétablissement, n’est plus un impératif centré autour des troubles et de leurs conséquences négatives, mais se mue en impératif humain, voire moral sur ce qu’« aller bien » veut dire pour la personne. Le rétablissement devient ainsi un modèle à atteindre, s’inscrivant dans une injonction de réalisation d’un soi sain. Il devient aussi le but d’une démarche vers le soin qui, si elle n’est pas avérée, fait de la personne une récalcitrante et la discrédite tout autant que le « mauvais patient » de l’ancienne psychiatrie.

Une discrimination s’opère alors, entre le « bon patient », qui sort du déni et fait preuve de bonne volonté et le « mauvais patient », qui reste dans le déni. Il s’agit bien d’une dérive d’un système psychiatrique centré sur la bonne santé mentale, sur l’érection en valeur suprême de cette volonté et cette mise en pratique, par le patient, d’une démarche pour aller bien étant parfois au-dessus de ses forces. Connotant l’aller mal comme relevant d’une responsabilité morale de la personne, le modèle du rétablissement fait parfois oublier les libertés fondamentales. C’est un nouvel espace, celui de l’arbitraire du choix de vie, qu’atteint la santé mentale dans ce cas comme dans d’autres, une forme de libre arbitre grevée par les soignants dans l’expression d’un soi propre. Figeant la bonne santé mentale non pas dans l’absence de troubles, mais bien dans un équilibre à atteindre, l’injonction se fait positive, comme s’il ne s’agissait plus seulement de définir le mal et la pathologie psychiatrique, mais aussi le bien et la bonne santé mentale.

Définir un « aller bien psychique », c’est s’aventurer sur le terrain des libertés intimes. Ainsi, définir ce qui relève du normal et du pathologique chez une personne, c’est décider non pas de ce qui est bon ou mauvais pour elle, mais – et c’est plus insidieux – de ce qui relève de sa personnalité et de ses troubles. C’est aussi décider de ce qui relève du processus de rétablissement et de ce qui n’en relève pas. Je me souviendrai toujours de toutes ces personnes qui, malgré leur bienveillance exacerbée, se disent finalement que ce qui leur déplaît en moi est pathologique et que ce qui leur plaît c’est bel et bien ma personnalité. On voit bien là que la bienveillance n’a rien à voir avec cette projection sur l’autre de ce qu’est la santé mentale. On voit bien aussi l’entrave à la liberté d’action et de penser que ce genre de pathologisation des comportements ou des paroles peut avoir de pernicieux. Quoi de pire que de clamer sa pleine conscience et de ne pas être entendu.

Même au-delà de cela, le concept de « rétablissement » n’évacue pas totalement la volonté de savoir à la place de l’autre ce qui est bon pour lui et encore moins ce qu’est une bonne santé mentale… Ce qui relève du normal et du pathologique est à l’appréciation de professionnels qui, dans une approche dite « de rétablissement », s’opposent parfois indirectement à des choix de vie personnels en les appréciant pathologiques, ou qui, à d’autres moments, laissent courir des situations pathologiques sous l’égide du libre arbitre.

Une nouvelle injonction de la psychiatrie : quand le rétablissement devient ordre moral

L’injonction positive de ce qu’est le bien – soit ce qui est conçu comme un élément de rétablissement ou non – de la santé mentale perpétue encore plus largement le modèle de ce qui « doit être » et de ce qui « ne doit pas être » de façon larvée. Si l’ancienne psychiatrie se limitait à demander aux patients de ne plus avoir de troubles, la santé mentale va plus loin et leur demande de se conformer à un modèle, à un idéal type, de personnes en bonne santé mentale avec toutes les composantes projectives que cela suppose pour les soignants comme pour les personnes concernées. La bonne santé mentale induit indirectement le classement de comportements « positifs », soit ceux qui sont dans le cadre du rétablissement, et des comportements hors cadre, hors des canons de la société, où évoluent les personnes en question. Pourtant, le rétablissement, pour qu’il réussisse, est potentiellement et réellement une quête perpétuelle de soi. On entend encore trop souvent qu’être rétabli, c’est réussir à construire quelque chose (famille, travail…). Toutefois, ces éléments ne constituent que de potentielles conséquences du rétablissement et non le rétablissement en lui-même. Le rétablissement c’est une construction non pas extérieure, mais intérieure. Les conséquences extérieures ne sont finalement considérables que sur un mode décoratif.

Penser ce que peut être le rétablissement, c’est accepter sa nature protéiforme, se dégager de tout système de valeurs à imposer, de toutes représentations, et donc laisser la liberté à l’autre d’être lui-même loin des cadres sociétaux partiellement responsables pouvant-être des troubles ou probablement des phénomènes d’autostigmatisation, de désinsertion sociale et de rejet du monde.

Un réel parcours de rétablissement passe par une délimitation du soi, par un récit fait aux autres d’un soi-même qui s’ignorait et qui se révèle peu à peu au monde. Il passe par des rencontres. En ce sens, et d’autres l’ont dit et vu, le parcours de rétablissement est un chemin initiatique vers un autre soi-même à découvrir et à créer perpétuellement. Mais cet autre soi, celui que je veux devenir à présent, doit-il se laisser imposer les canons de la santé mentale ou de la société qui abrite ce concept ? N’est-il finalement pas trop intime pour être livré à des professionnels qui à trop vouloir entrer dans des cheminements trop personnels de ceux qu’ils accompagnent, en arrivent à patauger dans les choix superficiels de vie ?

Alors oui, l’ancienne psychiatrie nous contraint à une forme de révolte salutaire sans laquelle un autre moi n’est plus possible. Mais, pour autant, est-ce que la santé mentale et le rétablissement suffisent à répondre à cette quête d’une forme d’âme assumée, assumable et non pas viable, mais vivante, et donc toujours avec une forme originale et non reproductible – comme tout le vivant ? En somme, le rétablissement peut-il être, dans le contexte des institutions nouvelles de la santé mentale, un choix de vie, d’un soi-même admissible, accessible et viable ? Tant que le concept de rétablissement ne sera pas dégagé de son potentiel normatif et moralisateur, il ne sera réservé qu’à certains et il ne sera peut-être jamais réellement abouti.

« Là où je ne réponds plus à l’ordre » : quand le rétablissement condamne et discrimine

Plus encore, nous devons nous opposer là à une forme de moralisme des nouvelles approches qui rendent la personne non responsable de ses troubles, mais responsable de ce qu’est sa vie avec eux. Cette approche la condamne donc à devoir vouloir atteindre une forme ou une autre de rétablissement. Hors d’une optique de volonté de rétablissement, point de salut pour l’usager. Le choix d’être en voie de rétablissement frise le choix moral pour glisser vers le jugement de valeur dans lequel l’usager doit vouloir se rétablir. Seulement, dans les meilleurs cas, une forme non prédéterminée par une institution pourra être considérée comme un aller mieux viable et labellisé.

Là où la psychiatrie détruisait l’individu en le rendant patient sur tous les plans et où l’identité médicale devenait sociale, professionnelle, citoyenne et même humaine, la santé mentale semble nous promettre un type idéal de l’humain. Il s’agirait donc d’un modèle de rétablissement de l’humain malade, qui a « réussi » et est parvenu à réussir – tel le self-made-man américain, tel l’entrepreneur de lui-même, du néolibéralisme – à se forger corps et âme seul et envers le système comme une réussite paradoxale de la survivance de la personne à un univers hostile, dans lequel rester ou devenir soi apparaît comme un combat dont il est sorti victorieux. Un combat par lequel notre ami troublé psychiquement a réussi, à la force du poignet, à réintégrer la commune humanité de notre civilisation. Par la preuve de son mérite face à la maladie, de son courage face aux épreuves ainsi que de son engagement à revenir dans la communauté humaine, il a réussi : il est rétabli. Dans ce rétablissement, ou cette réhabilitation, ne se jouerait finalement pas un retour à la citoyenneté à travers l’attribution des institutions de la santé mentale d’un label de bon sujet rétabli, comme revenu parmi nous. La santé mentale se mue là en agent d’une société qui détermine des canons d’existence, de modes de vie, qui permettent, ou non, d’intégrer ou de réintégrer le système. La santé mentale n’est pas la machine à exclure qu’a été et qu’est encore la psychiatrie : elle est la machine à réintégrer certains selon une logique parfois discriminatoire. Cette logique ne s’applique plus aux troubles, mais bien à ce que l’on décide de faire avec. Elle devient le devoir du « bon patient », ce qu’il doit prouver jour après jour : il veut aller bien. Sans quoi, il n’aura plus de retour au droit de cité, il ne redeviendra pas citoyen.

Le rétablissement : un droit humain et non comme impératif moral

En somme, la bonne santé mentale doit rester un droit et ne jamais devenir un devoir, encore moins une injonction. De plus, elle doit être définie non par l’extérieur, mais bien par la personne elle-même à l’aune de ce qu’elle est. Pour que la santé mentale reste un droit, elle doit permettre à chacun de créer sa propre définition de ce qu’il souhaite être et devenir jour après jour, sans jugement moral ni emprise sur sa liberté. Le rétablissement ne doit pas être un assujettissement à un ordre sociétal extérieur et destructeur pour les personnes avec des troubles psychiques.

Le droit à une bonne santé mentale s’appuie évidemment sur la qualité de l’environnement humain des personnes, la sortie de l’isolement, les rencontres et le soutien. Il s’appuie sur la croyance ou la réalité d’une place dans la société, qu’elle soit dans les clous, ou non. La marge révèle des espaces de vie, de création, de construction d’un soi propre qui devraient être explorés. C’est dans l’acceptation de cette part de folie, qui marginalise pour le pire ou le meilleur, c’est dans la révolte contre un dispositif psychiatrique qui dénature la folie, qui la vide de son rôle social et sociétal, que peut se construire une nouvelle personne. Celle-ci sera dite « rétablie ». Elle sera dite « comme nous ». Toutefois, elle ne pourra revenir vers le monde qu’après avoir admis l’avoir quitté un moment et peut-être aussi avoir refusé cette mise au ban.

La santé mentale ne peut évidemment pas être conçue comme l’absence de troubles psychiques, mais comme un équilibre cliniquement évalué non plus. La santé mentale, dont la perfection nous semble bel et bien indéfinissable qualitativement, doit rester marquée d’imperfections qui nous façonnent, de petits aléas propres à la vie biologique qui font que notre monde est varié. Elle doit conserver, voire faire naître la spécificité de chacun pour la réalisation entière d’un état de bonheur fidèle aux idéaux de chacun.

Le rétablissement, lui, doit être conçu comme un processus de subjectivation, un devenir soi spécifique que peu d’entre nous dans ce monde parviennent ne serait-ce qu’à entrevoir, même hors des méandres de la psychiatrie. Ce processus, par lequel chacun peut être amené à se découvrir est hautement intime et, je le crois, ne laisse que peu d’espace aux professionnels, quelle que soit leur valeur intrinsèque.

Je crois fondamentalement au regard de l’autre qui choisit de s’engager à nos côtés, à la parole et à l’action commune, à la réalisation par la vie de soi, et finalement pas trop à la thérapie. Les systèmes de psychiatrie ou de santé mentale peuvent outiller les personnes. Ils peuvent leur donner des clés, mais ils ne peuvent pas ouvrir la porte et faire le chemin, et surtout ils ne le doivent pas afin de respecter la pleine liberté, mais aussi la dignité des personnes, en laissant à chacun sa responsabilité. Peut-être que ces systèmes de santé mentale ou de psychiatrie apparaissent subrepticement sur la route, mais ils ne doivent pas la dessiner. Ils n’en ont pas le droit et, j’espère, pas le pouvoir.

Le rétablissement de tous : quand le « fou » peut connaître lui aussi le chemin

Pour que le rétablissement ne soit conçu que comme un devenir soi, il faudra probablement aussi réfléchir au statut du « fou » dans nos sociétés, au sens que son existence et que sa présence même dans notre monde signifie. Nous pourrons alors peut-être entrevoir que sa liberté et sa mission sont aussi de dessiner de nouveaux possibles. Peut-être verrons-nous que le fou incarne un mode de vie marginal, qu’il est biologiquement et physiologiquement à la marge de l’humanité, qu’il a un mode d’être au sein de ce monde spécial et unique pouvant concrétiser, involontairement, un homme différent, au soi propre. C’est en étant condamné à être autre que l’homme, au niveau de son âme, que le fou récemment lucide peut devenir à lui-même ce qu’il est : une forme créatrice d’humanité particulière dans les marges d’un réel auquel il répond parfois et essentiellement. Le fou peut devenir un de ceux qui réinventent l’humain à une époque où notre civilisation et notre humanité sont à revoir de façon globale pour rester soutenables.

Peut-être que ce caractère de personnes biologiquement résistantes au système néolibéral et social actuel peut permettre au fou, lorsqu’il devient sujet non assujetti, de servir d’exemple de ce que l’homme peut devenir hors de tout conditionnement ou de toute normalisation. Là, le fou peut devenir une personnalité exemplaire de ce que l’homme peut devenir hors de la normalité sociétale ambiante.

Peut-être aussi que par sa conscience d’être marginal et créateur d’une forme d’humanité alternative, il peut se révolter, se « rétablir », devenir sujet propre, et accéder à une forme d’empowerment qui ne serait pas uniquement personnel, mais bien inscrit dans sa société, dans son environnement humain actuel et par là à une forme de pensée, d’un collectif agissant, ensavoirisé et empouvoirisé. C’est la pensée sociétale du fou qui outillera le collectif des pairs pour une action concrète sur le monde, déstigmatisante, par la reconnaissance de l’apport sociétal des marges.

J’ai donc le sentiment que le fou doit se penser lui-même pour agir sur sa condition. Il doit devenir lui-même et se départir de cette injonction actuelle de la santé mentale qui l’enferme encore un peu plus qu’avant. Comme si l’institution nous disait : « Si tu veux aller bien et acquérir ce droit, tu as le devoir de prouver ta volonté à te conformer à des modèles du bien préétablis par le système de santé mentale. » Comme ce modèle injonctif de la conformité à la norme ne s’arrête pas aux personnes concernées par des troubles psychiques et se développe dans tous les domaines de la vie humaine, le fou peut se réinventer au-delà même de la folie et peut-être étendre cette réinvention à l’homme dans nos mondes communs.

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