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20 avril 2022

Je vous écris de ceux qui voient des monstres dans le pot de confiture [Virginie Oberholzer]

Virginie Oberholzer

«Quand le moment du monde Ă  l’envers est venu et que c’est ĂȘtre fou que de demander pourquoi on vous assassine, il devient Ă©vident qu’on passe pour fou Ă  peu de frais.»

Céline L-F. Voyage au bout de la nuit.

Je vous Ă©cris de chez les corps humains de seconde zone, ceux qu’on a saccagĂ©, violĂ©, abusĂ©, harcelĂ©, nĂ©gligĂ© et abandonnĂ©, avant de leur foutre la honte et le discrĂ©dit.

Je vous Ă©cris de chez ceux Ă  qui on a rĂ©pondu un jour: «ma foi, c’est comme ça 
 c’est le moindre mal 
 faut prendre sur Soi» (ce qui est trĂšs difficile quand le Soi n’existe plus) 
 «Qu’est-ce que tu as encore fait pour provoquer? 
 t’es complĂštement folle ou quoi! 
 faut aller de l’avant 
?».

Je vous Ă©cris de chez ces corps meurtris aux contours flous, ceux qui disent merci Ă  tout, qui s’excusent de dĂ©ranger, s’excusent de s’excuser, 
 ces gentils Ă  qui il manque ce que les mĂ©chants ont pigĂ©, ceux qui ont englouti une ville en Ă©tat de siĂšge derriĂšre un sourire et une voix dĂ©tachĂ©e, ceux qui se scarifient, ceux qui voient des monstres dans le pot de confiture, ceux qui n’ont pas eu la chance d’ĂȘtre orphelin, ceux qui ne savent pas habiter le prĂ©sent sans s’y noyer, ceux qui ont commis l’erreur de naĂźtre « fille » ou au mauvais endroit, les Gribouille qui se protĂšgent de la pluie en se couchant dans une flaque, ceux qui ont suicidĂ© leur dĂ©sespoir, ceux qui font rater toutes les thĂ©rapies, ceux qui bavent et tremblent leur hĂ©bĂ©tude dans les couloirs des HP, ceux qui grĂ©sillent de l’humeur, les dissidents du rĂ©el, les confinĂ©s et bĂąillonnĂ©s avant l’heure, les incontinents d’adrĂ©naline et de cortisol, les niquĂ©s de l’avenir, les anorexiques de l’ocytocine, les dĂ©glinguĂ©s de la sĂ©rotonine, les loosers des jeux de pouvoir, ceux pour qui l’injustice file de l’asthme, les insomniaques cauchemardeux, les serial burn outĂ©s, ceux qui ont fini par aimer Dieu (alors que c’est pas rĂ©ciproque) 
.

Bref, je vous Ă©cris de chez tous ces rĂ©silients sans paillettes, ces survivants de violences (sexuelles, de gĂ©nĂ©ration, de genre, de classe) qui viennent frapper Ă  votre porte, avec ce besoin vital d’extirper de leur nuit des poussiĂšres d’étoiles pour Ă©clairer leur route.


 I can’t forget, but I can’t remember 
 lalala 
 (Leonard Cohen) 


Je vous écris de chez ceux qui se mettent peu à peu à puer la santé.

Depuis deux ans, je suis, en effet, sur la Via Ferrata de la guĂ©rison d’un traumatisme dĂ©veloppemental ou complexe (C-PTSD). On dit que poser le bon diagnostique et l’expliciter, c’est dĂ©jĂ  un bon bout de la guĂ©rison. C’est tellement vrai. AprĂšs des dĂ©cennies de tourisme mĂ©dical et psychiatrique, je peux dire que je suis enfin rentrĂ©e chez moi, au chaud dans mon corps. GrĂące Ă  un travail psychothĂ©rapeutique Ă©clairĂ©, nourri de techniques corporelles, grĂące Ă  une formation thĂ©orique et pratique en cours et le soutien d’une communautĂ© virtuelle, j’apprends jour aprĂšs jour Ă  faire de mon systĂšme nerveux mon meilleur alliĂ©, j’apprends Ă  dĂ©coder et Ă  ressentir sa grammaire de survie, j’apprends Ă  traverser ses aberrations, ses embardĂ©es, ses blessures, sans frayeur, j’apprends toute une palette d’exercices neurosensoriels pour l’aider Ă  penduler vers le calme. Jour aprĂšs jour, j’apprends Ă  interroger la condition animale de ma condition et Ă  m’y fier.

Je vous Ă©cris de chez ces rescapĂ©s, qui peuvent dĂ©jĂ  tĂ©moigner d’une amĂ©lioration radicale et durable du confort de leur existence.

CherEs médecins, psychiatres, thérapeutes 


  • Je voudrais ĂȘtre traitĂ© comme un acteur Ă  part entiĂšre de ma guĂ©rison. Pas comme une enfilade de symptĂŽmes incurables, juste bonne Ă  colorier des mandalas. Je prĂ©fĂ©rerais que vous me disiez: «Je ne sais pas de quoi vous souffrez ou je n’ai pas les compĂ©tences pour vous accompagner».
  • J’aimerais arracher chaque page de vos DSM, les badigeonner de mille couleurs, avant de vous demander d’inscrire sur chacune d’elles un poĂšme, une pensĂ©e philosophique ou une citation, puis de les jeter dans un feu de camp 


Quand j’ai passĂ© devant une boutique de coques de Smartphones, allez savoir pourquoi, ça m’a fait penser Ă  votre DSM.

  • Je voudrais que vous Ă©vitiez de m’attribuer la responsabilitĂ© de mes galĂšres ou de mes sabotages, car un cerveau traumatisĂ© fait des choix traumatisĂ©s. Un cerveau traumatisĂ© a perdu sa libertĂ© de disposer de sa volontĂ© en continu.

Autrement dit, on s’habitue tellement Ă  la violence qu’on finit par penser qu’elle est notre destin. J’imagine que c’est pareil pour les privilĂšges, on finit par penser qu’on les a mĂ©ritĂ©s.

  • Je voudrais que vous Ă©coutiez les pensĂ©es de mon corps, lorsque ma parole est si trouĂ©e, ou si surchargĂ©e qu’elle ne sait plus oĂč se percher. Car mes traumatismes sont encapsulĂ©s dans mon systĂšme nerveux, pas dans des Ă©vĂ©nements.
  • Je voudrais que vous renonciez Ă  me demander ce qui m’angoisse, car mon angoisse est sans objet, ni crise de panique. Je suis en permanence en proie avec une Ă©nergie frĂ©nĂ©tique et dĂ©bordante qui me pousse Ă  faire, agir, intellectualiser plus vite que la peur et m’empĂȘche de me relaxer.
  • Je voudrais que vous m’appreniez Ă  apporter de l’espace respiratoire et de la compassion Ă  mes Ă©motions « nĂ©gatives », sans me demander de les « gĂ©rer » ou de les rendre « positives». Une Ă©motion n’est ni bonne, ni mauvaise. C’est un fait brut. Les moraliser est certes un business trĂšs lucratif, mais une imposture faite au vivant. MĂȘme les plantes se laissent crever dans un environnement toxique.
  • Je voudrais m’asseoir devant votre bibliothĂšque comportant tous les livres des grands psychologues, les plus connus comme les inconnus, les plus rĂ©cents comme les plus anciens, mĂȘme les plus foutraques, de A comme (Woody) Allen Ă  Y comme (Irvin D.) Yalom en passant par toute la psychanalyse et les neurosciences.
  • Je voudrais qu’on se penche au chevet de l’écosystĂšme psychiatrique et qu’on examine ses troubles: de morcellement des savoirs et des pratiques, d’addiction aux psychotropes, de l’évidence naturelle, de dĂ©ni de la rĂ©alitĂ© sociale, de dissociation, de boulimie d’honoraires, son langage dĂ©shumanisĂ© trĂšs autoritaire et enfermant.
  • J’aimerais voir et revoir tous les films, pour comprendre comment se dĂ©roule une vie de 0 Ă  99 ans.
  • Je voudrais Ă©craser ma cigarette dans vos sofas, chaque fois que vous appliquez un diagnostique de trouble de la personnalitĂ© borderline, trouble somatoforme, trouble cyclothymique 
 Ă  une (jeune) femme, sans avoir pris le temps de mener une anamnĂšse sous l’angle de l’histoire des violences subies (mobbing, prostitution, prĂ©caritĂ©, viol, rue 
).
  • Je voudrais qu’on puisse Ă©changer nos fauteuils de temps en temps: je pourrais dĂ©couvrir ce que c’est de vivre sans avoir Ă  me dĂ©battre sans cesse pour aller de l’avant dans un flux imprĂ©visible, instable, constellĂ© de menaces innommĂ©es. Et vous pourrez expĂ©rimenter la consistance d’une de mes dystopies, juste aprĂšs l’assaut d’un gros flash back Ă©motionnel, lorsque je m’emploie Ă  faire revenir le monde, en assemblant un Ă  un mes repĂšres et des bouts d’identitĂ© 
 tel le montage d’une commode Ikea en kit, sans notice d’emballage. Une autre fois, vous me permettrez de comprendre ce que c’est que de me tenir simplement lĂ , le regard en altitude, avec ce sentiment continu d’ĂȘtre en sĂ©curitĂ© dans mon corps, sans me sentir en danger si je n’exĂ©cute pas parfaitement ma fonction ou ma tĂąche .
 Et vous viendrez au sous-sol de mon vortex traumatique, goĂ»ter ma douleur, lorsque je suis aux prises avec une solitude flippante. Pas de celle qui vous relĂšgue dans le coin le plus confortable de votre canapĂ© avec un verre de Whisky. Non, une solitude avec des dents, un air sidĂ©ral et sans lumiĂšre sous la porte.

Ensuite de quoi, on «débriefera et capitalisera nos ressentis».

  • Je voudrais qu’une Greta mobilise les terriens pour crĂ©er une journĂ©e mondiale des survivants de violences des Hommes.
  • Je rĂȘverais d’avoir accĂšs Ă  une traumathĂšque, un centre de rĂ©paration des Ăąmes, qui regroupe toutes les ressources Ă©crites et audiovisuelles sur le sujet et ses voies de guĂ©rison, des confĂ©rences de spĂ©cialistes, des programmes Ă©ducatifs sur la physiologie de notre maladie, des ouvrages de toutes les traditions spirituelles, des groupes d’entraide, des sĂ©ances de mĂ©ditation, des cours de respiration, des massages adaptĂ©s Ă  notre problĂ©matique, des sĂ©ances de TaĂŻ chi, yoga, danse, chant 
 des ateliers crĂ©atifs d’expression artistiques 
, animĂ©s par des pĂ©dagogues qui m’aident Ă  sublimer cette matiĂšre noire, dĂ©gueulasse et poisseuse en moi que je ne parviens pas Ă  porter au langage. Qu’on en finisse avec ces occupations infantilisantes, animĂ©es par un intervenant social sans autre compĂ©tence particuliĂšre que ses prĂ©jugĂ©s et l’autoritĂ© de sa fonction.
  • Je voudrais botter les fesses de la mĂ©decine (ou des politiques sanitaires), jusqu’à ce qu’elle nous rĂ©serve le mĂȘme soin, le mĂȘme prestige, et les mĂȘmes budgets qu’un service d’oncologie avec ses Ă©quipes interdisciplinaires de spĂ©cialistes, ses physio, ses thĂ©rapies complĂ©mentaires, ses chercheurs, ses programmes de dĂ©pistage prĂ©coce et de prĂ©vention de la contagiositĂ©… aprĂšs tout, nous souffrons aussi d’une forme pandĂ©mique de cancer, celui des Ă©motions.
  • Je voudrais que l’ «intĂ©gration» ne soit plus un hochet conceptuel, ni une niche professionnelle, mais un projet de sociĂ©tĂ© qui fonde sa politique sur des valeurs horizontales de progrĂšs social, de coopĂ©ration, de soin, d’entraide, de respect du (et des) corps ….
  • Je voudrais que vous ne reproduisiez pas les techniques universelles des agresseurs, comme me chosifier, me figer dans une catĂ©gorie, me rĂ©duire au silence, manipuler mes sensations, me pathologiser 
 qui ne font que rajouter une couche de trauma.
  • Je voudrais tellement qu’on maltraite la conspiration des oreilles bouchĂ©es et qu’on assassine le dualisme corps-esprit.
  • Bref, je rĂȘverais qu’on (re)mette le monde Ă  l’endroit 
 je rĂȘve beaucoup, je sais 
 preuve, que je recouvre la santĂ© 
.

Références

Van der Kolk B. Le corps n’oublie rien. Le cerveau, l’esprit et le corps dans la guĂ©rison du traumatisme. Paris: Albin Michel; 2018.

Haig, M. Rester en vie. Mille raisons de se relever et d’exister pleinement. Paris: Le livre de poche; 2015.

Heller J. Catch 22. Paris: Grasset: Les cahiers rouges; 1985.

Heller L, LaPierre A. Guérir les traumatismes de développement. Paris: InterEditions; 2015.

Illouz E. Les marchandises Ă©motionnelles. L’authenticitĂ© au temps du capitalisme. Editions Premier ParallĂšle; 2019.

Levine PA. Réveillez le tigre. Guérir le traumatisme. Paris: InterEditions; 2013.

Levine PA. GuĂ©rir par-delĂ  les mots. Comment le corps dissipe le traumatisme et restaure le bien-ĂȘtre. Paris: InterEditions; 2014.

Rayner S. Making Friends with Anxiety. A warm, supportive little book to help ease worry and panic. Brighton: Creativ Pumpin Published; 2014.

Solomon A. Le diable intérieur. Anatomie de la dépression. Paris: Albin Michel; 2002.

Walker P. The Tao of Fully Feeling. Harvesting. Forgiveness, Out of Blame. USA: An Azure Coyote Book; 1995.

Walker P. Complex PTSD. From Surviving to Shriving. USA: An Azure Coyote Book; 2013.

Kain Kathy L. The tao of trauma, Nurturing Resilience. New York: Random House, 2018.

Source : https://sanp.ch/article/doi/sanp.2021.03189

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