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17 mai 2017

« Le témoignage » par Léa Kasse

témoignage léa kasse

Le docteur Baudrillard était assis en face de Rémi dans la petite salle de réunion au cinquième étage du pavillon C de l’hôpital. L’éclairage au néon donnait aux deux hommes un teint blafard. Rémi saisit son gobelet en plastique et avala une gorgée de café.
« C’est du jus de chaussette », dit-il en faisant la grimace. Baudrillard ne releva pas et poursuivit son monologue, ce jus de chaussette était depuis longtemps son pain quotidien. Rémi était fasciné par cet homme qu’il considérait comme le précurseur de la psychiatrie de demain. Une psychiatrie qui reconnaîtrait aux patients la capacité à apprivoiser leur maladie pour se réinsérer dans la société.

« Il nous faut des témoignages, déclara Baudrillard. – Des patients doivent venir raconter leur parcours pendant le forum ! La journée doit être ponctuée par des d’histoires poignantes qui prouvent à la communauté médicale que nous ne sommes pas des rêveurs ».

« Récapitulons, dit Rémi – Nous avons la salle, nous avons la date, le 22 mars, et nous savons que la moitié des membres de la Société Française de Psychiatrie sera là. – Pour que le contenu soit équilibré, il faut inviter des usagers et des familles à venir s’exprimer, insista Baudrillard. – Et le grand public ? demanda Rémi. – Le grand public se fout du rétablissement psychiatrique Rémi. Nous devons trouver des témoins, activez vos contacts, trouvez-moi des orateurs émouvants qui savent raconter de belles histoires. Rémi replia son bras et posa le bout de ses doigts sur sa tempe – À vos ordres mon capitaine ». Les deux hommes se séparèrent en se serrant la main chaleureusement.

Baudrillard traversa le couloir rapide comme une flèche, il ouvrit la porte de son bureau, y pénétra et ferma la porte à clef. Confortablement installé sur le fauteuil qu’il venait de s’offrir pour apaiser les douleurs de dos qui le faisaient souffrir depuis des mois, il saisit son téléphone et composa le numéro Marie. Il avait tout de suite pensé à elle. Marie avait été sa patiente pendant plusieurs années, elle faisait partie d’une association dont il était administrateur. Il l’avait déjà entendu témoigner. À chaque fois, il avait été impressionné par la justesse et la sensibilité qui dégageaient de ses discours. Les mots de Marie atteignaient leur but, ils frappaient les esprits. D’un naturel effacé, elle se transformait en véritable tribun quand elle prenait la parole pour parler de son parcours avec la maladie. Alors qu’elle était petite et frêle, subitement on ne voyait qu’elle, le contraste était saisissant. En l’écoutant témoigner, Baudrillard avait compris ce que signifiait l’expression « être habité ».

Marie était devant son ordinateur dans les bureaux de son agence de design, en train de s’arracher les cheveux sur le packaging d’un nouveau parfum quand elle entendit la sonnerie de son téléphone retentir. Au bout du fil, Baudrillard lui proposa de témoigner à l’occasion d’un colloque international sur le rétablissement en psychiatrie qui devait avoir lieu un mois plus tard. Il lui expliqua le contexte et lui laissa carte blanche sur le contenu de son intervention.

Les premières fois qu’on l’avait sollicitée pour faire cet exercice, Marie avait hésité. Elle doutait de la capacité du monde extérieur à comprendre sa souffrance sans la juger. Parler de la folie et de l’internement psychiatrique c’était prendre le risque d’être instantanément exclue du monde des vivants. Marie avait envie de s’exprimer, mais elle craignait que sa parole ne soit pas respectée. Elle trouvait que le témoignage était un phénomène de mode. Sur n’importe quel sujet, accidents de la route, hausse des températures, prix de la baguette de pain, injustices sociales, erreurs médicales, des témoignages d’anonymes alimentaient l’actualité en continu. Pour celui qui s’exprimait c’était impliquant. Pour celui qui écoutait, c’était une parole parmi d’autres, aussi vite entendue, aussi vite oubliée. Elle avait quand même fini par accepter dans l’espoir de faire reculer les innombrables stéréotypes qui pesaient sur les malades psychiatriques.

Jeune, intelligente, en emploi, c’était une bonne candidate pour le colloque de Baudrillard. Elle accepta sa proposition. La perspective de ce nouveau challenge la motivait. Elle allait devoir prendre la parole devant trois cents personnes parmi lesquelles de nombreux psychiatres. Elle avait des choses à leur dire. Elle raccrocha et commença immédiatement à écrire son intervention.

« Bonjour je m’appelle Marie,
Ce n’est pas la première fois que je prends la parole pour parler de mon parcours avec la maladie. C’est toujours pour moi un acte important et une démarche qui m’impressionne.

Marie avait pris l’habitude d’avertir son auditoire qu’elle faisait appel à son courage pour oser lui parler.

J’ai été très malade, mais aujourd’hui je vais bien. Ma vie commence à ressembler à ce que je veux qu’elle soit. Malgré tout le combat a été rude. Je ressens toujours une forme de stupéfaction face à la difficulté que représente l’épreuve de la maladie psychiatrique. Ces pathologies confrontent ceux qui doivent y faire face à un très grand niveau de souffrance et de complexité.

Mais je suis certaine que j’ai en face de moi des gens qui n’ont pas peur de la difficulté. Au regard de la liste des participants, j’en déduis que beaucoup d’entre vous ont fait de grandes études, comme des études de médecine ou de psychologie. Et bien, sachez que moi je considère le trouble bipolaire comme une grande école. Je prépare mon Doctorat trouble bipolaire, option accès maniaque et dépression sévère, j’en suis à ma quinzième année et si je poursuis mes efforts je serai bientôt diplômée.

La métaphore lui parut évidente, c’est comme ça qu’elle le vivait.

Qu’est ce que j’ai appris dans ma grande école ?
J’ai d’abord appris toute la fragilité d’être un être humain.
J’ai appris à apprivoiser mes peurs et mes névroses. J’ai d’ailleurs obtenu une mention très bien sur les thématiques de l’obsession et de la paranoïa.
J’ai appris à vaincre la honte et à beaucoup serrer les dents.
J’ai étudié en long en large et en travers le « connais-toi toi-même » de Socrate.
J’ai aussi passé beaucoup de temps sur le fameux « deviens ce que tu es ».

Marie lisait beaucoup, la littérature, les essais et la philosophie étaient des piliers de son
parcours de reconstruction.

Mais là je vous décris le niveau II. Avant il a fallu que je valide le niveau I.
Au niveau I j’ai passé l’épreuve de la folie, de la dépression et de l’internement. Mes enseignants étaient des psychiatres, ils n’étaient pas commodes.
Je vous donne un exemple. Le grand oral en service fermé de Sainte Anne face à une équipe de dix soignants qui sont là pour évaluer votre degré de rationalité, je cherche encore le petit malin qui a réussi à le passer du premier coup.
Il y a aussi eu l’examen des neuroleptiques avec option piqûre de force, sanglage ou
électrochoc. À titre personnel j’ai essayé les deux premiers en option, mais j’ai décidé de ne pas persévérer.

L’humour et l’ironie lui semblaient le moyen le plus digne pour évoquer des épisodes de
sa vie qu’elle n’aurait pas pu raconter dans le détail parce qu’ils étaient trop rudes.

Je vois déjà des audacieux dans la salle qui ont l’air tentés par ce parcours d’exception.
Mais il est de mon devoir de les prévenir qu’il n’y a pas beaucoup de diplômés.
C’est justement ça le problème. À la rigueur le niveau 2 « connais-toi toi-même », « deviens ce que tu es », c’est difficile pour tout le monde, c’est le chemin d’une vie.
Mais comment faire pour passer au moins le niveau 1 ? Comment ceux qui sont confrontés aux défis éprouvants de la maladie psychique peuvent-ils ne pas se faire voler leur vie par le chemin éprouvant qu’ils ont pris ?

Ces vies volées étaient ce qui lui faisait le plus mal. Tous les regards meurtris par la souffrance et les médicaments qu’elle avait croisé, tous ces êtres à moitié vivants parce qu’ils n’avaient jamais retrouvé le chemin d’eux-mêmes. Marie en voulait à la psychiatrie. Elle détestait son impuissance à guérir. Elle avait du mal à respecter sa toute puissance à enfermer et à prescrire.

Quand vous faisiez vos études de médecine ou de psychologie, vous avez bénéficié d’un encadrement de qualité, de profs et d’intervenants haut de gamme, d’un réseau pour vous soutenir et vous permettre d’avancer. C’est aussi ce dont ont besoin ceux qui ont emprunté le parcours exigeant de la maladie mentale. Au-delà du diagnostic et des médicaments, il faut les aider à construire une stratégie de rétablissement sur le long terme qui prenne en compte tous les aspects de la souffrance psychique qu’il s’agisse du corps, du mental, des émotions, de la sensibilité et parfois même de la spiritualité.

Être rétabli ce n’est pas tout maîtriser ni avoir le moral au beau fixe tout le temps. Être rétabli c’est avoir eu la possibilité d’utiliser l’épreuve de la maladie pour devenir ce que l’on est. C’est la chance que j’ai eue et que je souhaite à tous ceux contraints de faire ce difficile apprentissage.

Emportée par l’inspiration, Marie avait gratté sa feuille sans lever son stylo dans une sorte de frénésie. Les jours suivants, elle s’entraîna à dire le texte dans sa tête. Au moment de monter sur l’estrade, elle avait eu peur, mais son envie de s’exprimer sur ce sujet vital pour elle avait été plus forte que la peur. Les mots étaient sortis même si le corps avait un peu tremblé. En témoignant publiquement des épreuves qu’elle avait traversées, elle avait accepté d’exposer sa fragilité pour faire passer un message. Dans ce contexte-là, le témoignage reprenait tout son sens.

Léa Kasse

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