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18 novembre 2019

Vers un rétablissement basé sur la justice sociale? [Stéphanie]

rétablissement justice sociale

Merci à Stéphanie Wooley, administratrice-adjointe de l’ENUSP (European Network of (Ex-)Users and Survivors of Psychiatry), membre du Comité d’Accréditation et d’Adhésion de MHE-SME (Mental Health Europe-Santé Mentale Europe), administratrice chargée des relations internationales pour l’association Advocacy-France, pour cette précieuse contribution.

De quel rétablissement parle-t-on ?

Depuis le début des années 90 aux États-Unis, le rétablissement prôné par les services de réhabilitation médicosociale et conçu pour aider les personnes à dépasser leurs limitations fonctionnelles se heurte aux concepts de rétablissement développés par les usagers et survivants de la psychiatrie qui ne cherchent pas à assumer ou enrayer une déficience personnelle mais plutôt à faire valoir leur droit à l’autodétermination. Même s’il existe des similarités entre ces concepts, l’appropriation des différentes versions du rétablissement varie de façon importante ainsi que les principes sous-jacents.

Mettant au défi la philosophie de base des soins psychiatriques – l’idée que la maladie mentale n’est pas acceptable, doit être éradiquée et n’a pas la même valeur que d’autres expériences humaines provoquant de la pitié, la peur ou des reproches et justifiant un traitement, la ségrégation et la coercition – la philosophie du rétablissement proposée par les usagers et survivants de la psychiatrie donne un véritable sens à ces expériences et peut aider à retrouver le chemin d’une meilleure vie, telle qu’on l’entend et telle que l’on est.      

Marina Morrow et Julia Weisser soulignent l’importance de la recherche et de la pratique qui abordent le problème de la domination des professionnels dans le domaine du rétablissement et qui encouragent un dialogue sur le rétablissement en tant qu’expérience personnelle et sociale (1). Les recherches menées par leur groupe d’étude « Mental Health “Recovery” Study Working Group » à Toronto ont abordé ces questions avec une équipe comprenant des (ex-)usagers des services de santé mentale, des responsables de la politique de santé, des professionnels de la santé et des universitaires, tous intéressés par les inégalités sociales et leur impact sur le rétablissement (2).

Trois « camps » se dégagent de la littérature étudiée par ce groupe d’étude : le rétablissement en tant que chemin personnel, le rétablissement en tant que processus social (accès à un revenu, un logement, un travail, une formation, la sécurité), et le rejet total de ce concept estimé contribuer au « sainisme (3) » systémique et au processus de psychiatrisation-normalisation, avec parfois des tentatives de lutte des usagers pour se réapproprier ce concept « détourné » par les professionnels.

La première notion d’un chemin personnel domine dans les conceptualisations et pratiques du rétablissement utilisées par des professionnels s’insérant toujours dans une approche biomédicale des troubles psychiques. La personne est censée être responsable de son propre rétablissement grâce à des outils et des objectifs conçus pour mesurer son progrès. Mais comment encourager le rétablissement des personnes soumises à un système de contrainte aux soins en ambulatoire, de diagnostics, de tutelle ou curatelle, vivant comme ils disent si souvent « sous l’épée de Damoclès » avec la peur d’être (de nouveau) frappés par une mesure de contrainte répressive ?  Et alors que dire du fait que certains professionnels peuvent voir ces mesures comme constituant une première étape vers le rétablissement ?

Le troisième camp ne peut envisager l’utilité, voire même la possibilité du rétablissement dans un système de santé mentale devenu de plus en plus « biomédical » et « néolibéral ». Contrairement à des efforts et des aspirations individuelles vers un chemin personnel du rétablissement, l’autonomie et l’autodétermination ne sont possibles que grâce à une lutte collective d’êtres sociaux. 

Au Royaume-Uni, où les programmes « officiels » du rétablissement sont répandus, les usagers se sentent sous pression pour se rétablir vite et retourner sur le marché du travail (où leurs opportunités sont de toute façon limitées). Les expertises qu’ils subissent pour voir s’ils se sont « rétablis » selon ce modèle personnel du rétablissement peuvent être humiliantes, dégradantes, et mettent en péril leur droit à une pension d’invalidité leur donnant l’impression de devoir prouver le contraire. Les résultats de la recherche menée par le groupe d’étude de Toronto cité ci-dessus démontrent que les participants estimaient souvent que les systèmes de santé mentale et d’aide sociale étaient conçus pour « s’auto-perpétuer » en raison de la dépendance des personnes, que le système récompensait en réalité la pathologie et était orienté vers l’urgence, la crise et les médicaments, plutôt que vers la prévention et les solutions post-crise. À leur avis, s’il y avait plus de moyens et de choix dans les soins et l’assistance apportés, les usagers se sentiraient plus libres de se rétablir et ne craindraient pas de perdre leurs droits aux prestations.

Un groupe d’(ex-)usagers et survivants au Royaume-Uni baptisé « Recovery in the Bin » (Rétablissement à la poubelle) (4) est allé plus loin en luttant contre la « colonisation » et la « dilution » du concept du rétablissement et ses effets pervers, préconisant une méthode basée sur les droits de l’homme (notamment l’autonomie et l’autodétermination) et la justice sociale en acceptant la notion de « non-rétablissement » ou « en-rétablissement ». Cette différence politique et sociale ne veut pas pour autant dire qu’il s’agit de rester « malade », mais invite plutôt à prendre en compte beaucoup plus largement les conditions socio-économiques et la volonté et préférences des personnes concernées sans se fier aux fameux résultats escomptés des techniques « one-size-fits-all » du rétablissement ainsi récupérés par le système médicosocial.

Une belle illustration est l’imposition et la pression de l’idéologie derrière des outils comme « l’Étoile du Rétablissement » ou des programmes de « Wellness Recovery » (WRAP) censés mesurer son progrès vers le rétablissement, mais qui sont vus comme comportant une vision subjective et étroite du bien-être et représentant un moyen de dissimulation d’une plus grande coercition où s’épanouir devient une capacité fonctionnelle.

recovery in the bin
Étoile du Rétablissement classique, Triangle Consulting Social Enterprise, 2007
triangle consulting social enterprise
Unrecovery starÉtoile du non rétablissement, Recovery in the Bin, 2015

Recovery in the Bin a développé « l’Étoile du non-rétablissement » en tant qu’alternative et pour faire valoir leur objectif de reconnaissance des problèmes résultant des difficultés et inégalités sociales, de l’impact de l’injustice sociale, de la discrimination, des difficultés d’accès au logement, aux droits et notamment au droit à la différence. Selon ses créateurs, le bien-être n’est pas une marchandise à livrer grâce à une procédure simple à des personnes devenues aussi de la marchandise à traiter et dont les progrès sont à mesurer par la psychiatrie. Les relations sociales de confiance et d’empathie sont primordiales, ainsi que la reconnaissance de la part de responsabilité qui échappe à notre contrôle, faisant appel à la solidarité, l’empowerment, l’advocacy, l’égalité et l’exercice des droits. Cela est difficile dans une société où l’individualisme prime et la santé égale l’autonomie. Un manque de moyens fait que les problèmes de justice sociale et de droits humains deviennent des problèmes de santé. « Les problèmes sociaux sont réfractés par un prisme de santé publique (5) » qui impose que le chemin personnel vers le rétablissement dépende de vous et de votre propre réseau sans souvent prendre en compte le contexte social de la souffrance psychique.

Le rétablissement et les pairs

Tout comme le rétablissement, la participation en tant que « pair-aidant », « pair-médiateur », « pair-émulateur » ou à un autre titre des personnes ayant connu la psychiatrie dans les établissements de santé mentale est l’un des piliers du rétablissement. Et tout comme le concept du rétablissement lui-même, les pairs sont aussi souvent vus comme des personnes ayant été cooptées par le système et encouragées à se comporter de façon « normale », professionnelle, bien insérées – perdant les qualités mêmes qui font qu’ils sont ou ont été des pairs. Les formations ou « formatage » de pairs ou d’« experts par expérience » parfois pendant des années sont symptomatiques de ce qui reste un jeu de pouvoir et un manque de prise en compte des connaissances expérientielles.

Être de nouveau contraint de servir de modèle ou de déballer son témoignage (phénomène appelé aujourd’hui « patient porn ») est vu comme allant à l’encontre de l’empowerment sous couvert des efforts des professionnels de susciter l’empowerment. Dans deux arrondissements londoniens, les usagers sont consternés du fait que les pairs ont été formés pour pratiquer  la contention à cinq points comme tous les professionnels travaillant dans ces services. Depuis le lancement en 2012 de formations universitaires des pairs en France, seulement une trentaine de pairs sont à l’œuvre au sein des établissements ou des SAMSAH (6) sur le territoire. 

Une connaissance plus large des différentes expériences des (ex-)usagers et survivants de la psychiatrie est utile pour comprendre les difficultés et les barrières auxquelles ils font face par rapport au rétablissement et par rapport aux systèmes psychiatriques de prise en charge. Dans mon cas personnel, et dans le cas de beaucoup d’autres qui en parlent, il s’agissait avant tout de se « remettre » de l’hospitalisation et du traitement psychiatrique subi bien plus que de toute souffrance ou différence existentielle. Ce fait doit être reconnu lorsqu’il s’agit de parler du rétablissement.

Des efforts pour comprendre à travers le monde

Au Canada, les travaux du Collectif « Recovering our Stories » de Toronto (7) et la recherche menée à Vancouver par le Centre pour l’étude du genre, des inégalités sociales et de la santé mentale (CGSM) sur les inégalités sociales et le rétablissement en santé mentale avec ses « dialogues du rétablissement (8) » pour sensibiliser les acteurs et faire progresser la justice sociale en santé mentale en sont des exemples. En France, les récits partagés par les usagers dans le cadre de la recherche-action récente menée par l’association Advocacy-France sur les conditions d’émergence, de reconnaissance et de prise en compte de la parole des personnes dites handicapées psychiques par les décideurs publics, peut contribuer à mettre en avant la promotion de la santé mentale et les besoins divers de la population, s’éloignant ainsi d’un regard purement pathologique et psychiatrique. En Angleterre, le Professeur Mike Slade de la « Section for Recovery » à l’Institut de psychiatrie de King’s College à Londres, avec « Rethink Mental Illness » et en partenariat avec ImROC (Implementing Recovery through Organisational Change) ont conclu une étude de cinq ans sur le rétablissement et continuent leurs efforts pour mieux comprendre et influencer la politique et la pratique grâce à leur réseau établi en 2009, le « Recovery Research Network » composé de 618 membres de 20 pays en 2017 (9). Enfin, la Nouvelle-Zélande est souvent mise en avant par les usagers pour avoir su s’éloigner le plus d’un concept individualisé du rétablissement, envisageant le rétablissement comme la (ré)intégration culturelle. Les usagers ont pu faire accepter des principes de l’acceptation de la folie, du respect des droits de l’homme, de la réduction des soins sans consentement et la lutte contre la discrimination pour changer le système (10).

À l’avenir, sera-t-il possible de mettre le rétablissement dans un cadre de justice sociale en France, et de transformer le système de la psychiatrie et de la santé mentale aussi grâce à ces questionnements ? Ou est-ce que ce concept est trop limitatif et trop sujet au contrôle, au paternalisme et à la cooptation des professionnels dominés par des préoccupations sécuritaires, ayant une compréhension biomédicale de la souffrance psychique, et avec en plus nos propres (in)tolérances (11) ? En reconnaissant comment les barrières structurelles et systémiques impactent la vie et la souffrance des personnes et des groupes de personnes, et en étudiant le contexte social, politique, culturel et économique dans lesquels les personnes vont mal et se rétablissent, un changement social pourrait mener à une redistribution du pouvoir où les usagers et survivants de la psychiatrie reprennent la main sur le concept de rétablissement pour continuer à développer de nouvelles structures qui voient le jour et pour retrouver leur humanité.

Stéphanie Wooley

Notes de bas de page

(1) Morrow, M. et Weisser, J. (2012). Towards a Social Justice Framework of Mental Health Recovery. Studies in Social Justice. Social Justice Research Institute (SJRI), Brock University, St. Catharines, ON, L2S 3A1, (Vol. 6, n° 1). https://brock.scholarsportal.info/journals/SSJ/article/view/1067

(2) Mental Health “Recovery” Study Working Group. (2009). Mental Health “Recovery”: Users and Refusers. Toronto: Wellesley Institute. www.wellesleyinstitute.com/wp-content/uploads/2011/11/Mental_Health-_Recovery.pdf

(3) « Sainisme » en tant que forme d’oppression, valorisant une pensée rationnelle et des comportements socialement acceptables et dictant l’ostracisme et/ou la punition de personnes qui choisissent de ne pas se conformer ou ne peuvent pas. Voir aussi, Chamberlin, J. (1978). On Our Own: Patient Controlled Alternatives to the Mental Health System. New York: Haworth Press.

(4) https://recoveryinthebin.org/ : Gadsby, J. (2015). The Recovery Star meets the Unrecovery Star, Critical Mental Health Nurses’ Network, et sur ce même site, L’École du Rétablissement de Stepford (d’après le film « Et l’homme créa la femme »), etle Guide pratique pour être un bon psychotique.

(5) Morrow, M.  (2013). Recovery: Progressive Paradigm or Neoliberal Smokescreen? Dans B. LeFrançois, R. Menzies, G. Reaume, Mad Matters: A Critical Reader in Canadian Mad Studies. Canadian Scholars’ Press. .

(6) Service d’accompagnement médico-social pour adulte handicapé (SAMSAH).

(7) Costa, L., Voronka, J., Landry, D., Reid, J., Mcfarlane, B., Reville, D. et Church, K. (2012). “Recovering our Stories”: A Small Act of Resistance. Studies in Social Justice. Toronto (Vol. 6, n° 1), 85-101. https://brock.scholarsportal.info/journals/SSJ/article/view/1070

(8) Morrow, M., Jamer, B., & Weisser, J. (2011). The Recovery Dialogues: A Critical Exploration of Social Inequities in Mental Health Recovery. Vancouver, Centre for the Study of Gender, Social Inequities and Mental Health (CGSM). www.socialinequities.ca

(9) www.researchintorecovery.com

(10) Voir les nombreux travaux de Mary O’Hagan, ex-usagère de la psychiatrie, Commissaire de la santé mentale en Nouvelle Zélande, et consultante, www.maryohagan.com et le programme « Destination Recovery » de la Mental Health Advocacy Coalition de la Nouvelle-Zélande https://www.mentalhealth.org.nz/assets/Our.Work/Destination-Recovery-FINAL-low-res.pdf

(11) Écouter le podcast de l’émission « Internés de force », France Culture, du 19/09/17 avec les témoignages d’un militant écologiste et d’une femme victime de violences conjugales. https://www.franceculture.fr/emissions/les-pieds-sur-terre/internes-de-force

2 Comments on “Vers un rétablissement basé sur la justice sociale? [Stéphanie]

Jules
18 novembre 2019 chez 9 h 25 min

Très intéressant.

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Marc St-Martin
20 juin 2020 chez 16 h 05 min

Wow

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