La commission « Psy, soins et accueil » de Nuit Debout : une expérience intime et politique
Article paru dans le numéro 7 des Nouveaux Cahiers pour la folie (septembre 2016)
Nous sommes en mars 2016, sous un état d’urgence permanent ; après des débats à faire tourner la tête sur la déchéance de nationalité, un gouvernement « socialiste » propose un projet de loi remettant en cause de façon inédite les droits des travailleurs. La lutte dans la rue dure depuis un mois mais la contestation est plus profonde. Un mouvement d’émancipation de grande ampleur qui remettrait en cause, au-delà de la loi El Khomri, le monde dans lequel elle s’inscrit, se prépare. Le 31 mars, après une nouvelle manifestation contre la « loi travail », un slogan est lancé : « On ne rentre pas chez nous ! ». Nuit Debout est née, ouvrant un espace de débat et de décision, avec la volonté de faire converger l’ensemble des luttes sociales et que la parole et le pouvoir politique soient repris par la société civile.
Convergence des luttes, critique du capitalisme et des institutions politiques, projet de transformation global de la société : un espace s’ouvre, sur la place publique. L’évidence vient que les « questions psy » y soient représentées. Face au constat de la dégradation de notre champ, de ses pratiques, et des directives néolibérales qui les affectent.
Ce constat, c’est celui des contentions qui ne cessent d’augmenter, de la surmédicalisation qui devient la règle, de la réduction de la pathologie psychique à une conception neurobiologique ; avec elle, l’inflation de pratiques normalisantes et de logiques de rentabilité. C’est celui des politiques de santé qui mènent à la destruction du secteur public, éloignant du soin les personnes les plus fragiles, participant à un processus toujours plus marqué de leur précarisation, de leur exclusion et de leur enfermement. C’est celui de la gestion managériale des pratiques soignantes, les orientant vers des pratiques toujours plus quantifiables et évaluables, contraires à la spécificité de la psychiatrie. C’est celui de la création des GHT (Groupements Hospitaliers de Territoire), instaurés par la nouvelle « loi santé » ; ces machines bureaucratiques visant la réduction des coûts et menaçant le secteur psychiatrique, contre lesquels nous lutterons.
Face à ces constats, sur la place et ailleurs, il s’est agit pour nous de défendre une éthique de la rencontre et de l’accueil du singulier. De défendre en acte, au quotidien, des pratiques humaines, singulières, émancipatrices et créatives !
Des assemblées générales hebdomadaires se sont tenues. Des débats à ciel ouvert, sur la place de la République, autour de la psychiatrie et de ses pratiques, hors de ses murs et de ses statuts. Lieu également d’organisation et de délibération, pour que le fonctionnement de la commission soit perpétuellement remis en question, qu’il reste démocratique et toujours en mouvement.
Et puis les permanences du soir, notre présence régulière, comme autant de moments d’échange, de circulation et de rencontre, pour un accueil au singulier.
C’est de cette expérience politique, intime et collective dont nous voudrions rendre compte par ces fragments. Témoignage de l’hétérogénéité des militants et des passants qui ont croisé le chemin de cette commission.
« Commençons par Jupiter.. »
Il est une virgule qui en dit long : to be or not, …
Ce premier mai 2016… un dimanche… la torpeur du (j)eudi (+4), cela frémissait, j’étais prévenue… où causant du Monde, lui imprimerais-je ma minute?
Question… la simultanéité du dire et du faire. L’ancrage… il me précipitait au centre du désordre.
Une entropie inattendue mais si familière… et suivant la trajectoire de probabilités aux contours toujours mystérieux… il cheminait… le co-errant.
A mesure..de la frontière… le reste tu, parce que…
D’en affronter le siècle alors que d’une mémoire millénaire et insaisissable-à-la-meute j’en bricolais l’épaisseur fractale et narrative. Bizarreries.
Enfin!
La clameur prenait valeur de trace , moquant le babil arithmétique d’un quotidien étranger au mien -celui là qui brisait les codes – menant de pitié mes lettres de feu et de sang abomination de tout silence-juste… et l’attente pour mieux voir, de ces doux-leurres nous croupissant jusque la tombe.
Mon langage transitif d’écrire m’offrait cela-dernier comme vinyle autopoïétique tournant sur l’indécent du tourment ,de l’artère sectionnée d’un-Toi : l ‘Autre-brisé-sur-le-champ-de-bataille, Toi le ré-agencé, l’ire et le dénudé, Toi le cerné mais résistant et frondeur de l’engeance obscène, du troupier… son comique bêlant d’une HD aux commentaires menteurs.
Les ravines négociées et leurs nuits aux longs couteaux affûtées en l’Homme : de cela je sais la manière, les exploitants, la philharmonique déviante et les petites misères.
Concentrationnaire jamais loin…
Refus.
J’entendais les voix de sons meurtris, dé-territorialisés pour sourdre d’avec les mortifiés de la mémoire… qu’un pouvoir sournois et compère muselait vers le Pire, cette itérabilité d’un ordinaire que l’on croise au hasard du Saigneur si policé..auprès-gardé des ministères…
Le Temps des cerises sifflé d’un Paris valeureux en écho à la goule des blindés de toute figure!
République devenait une évidence.
Délivrer d’une Cité aux eaux cochenilles le Libre et l’urgence du drapeau noir. Un libre que l’on partage, l’urgence de la lutte… d’où me précipitaient mes autres évidences.
La cause de l’oublié, la cause du vif et de l’inconsolé empris sur le bûcher des statistiques psychiatriques… son aveuglance… puisqu’une politique de la santé et du mental, et-du-financier et son précis technicien aliènent d’autant l’archéologue ,le fier et sa maligne..trafiquent et moquent têtes et meurtrissures…
Le fou et sa folie de persécuteur, la chair marquée d’une porosité de la limite, sursautant, filant le rapt d’une chronologie à ré-inventer alors que du lien et du fragile j’examinais la rupture hésitante… mes étrangetés d’exécutant, les assauts et le sursit et le mot … ce foutu assassin du Réel.
Alors que je respirais un air respiré par tous.
Le combat toujours certain.
Laurence.
J’aime être à la permanence de Psy soins accueil à Nuit debout, souvent à côté de Musées debout.
J’aime cette énergie.
J’aime retrouver les autres de la commission.
J’aime rencontrer ceux et celles qu’on ne connaît pas encore et puis aussi ceux et celles qu’on connaît depuis peu et qui reviennent.
J’aime que ce lieu, cet espace me balade. Selon les rencontres, j’y suis une citoyenne, une militante, une psy, une collègue, une aînée, une faiseuse de liens, enfin une nuitdeboutiste…
J’aime aussi les cordels et les pinces à linge d’Outils du Soin. Et les personnes qui incarnent les Outils du Soin.
J’aime la douceur de la place et ceux et celles grâce à qui cette douceur est possible. J’aime tous ces jeunes gens d’Accueil et Sérénité et de l’Infirmerie dont ce n’est pas la profession de s’occuper de l’ambiance et pourtant qui excellent dans cette tâche.
Et j’ai envie que cette parenthèse continue…
Marie Paule
La permanence de la commission psy, soins et accueil est un espace si singulier…
Comment en dire quelque chose si ce n’est en parlant de sa propre expérience ? Et bien sûr de la manière dont on y vient…
Je suis arrivée à Nuit Debout avec une attente urgente : rencontrer des personnes avec qui échanger sur cette société dans laquelle je ne me retrouve pas.
Perdue, je suis passée à Nuit Debout. Plusieurs soir sur la place de République et quelques jours après, je fis l’expérience de « tenir la permanence ».
Psychologue de formation, j’étais dans une commission où mon statut était sur le devant. Les personnes venaient nous questionner sur la commission, sur le métier de « Psy »… Et ce sentiment d’imposture qui revenait. Comment trouver une authenticité d’être ?
Au fur et à mesure des soirs, des Assemblées Générales, la position et l’articulation que nous avions entre « permanenciers » bougeaient. J’ai compris que nous pouvions être au sein de la même commission et avoir des avis, des statuts et des orientations « politico-clinico-théoriques » différents… que c’était la richesse même de cette permanence. Des personnes qui viennent parler de leurs expériences de la psychiatrie et de l’abolition des asiles, d’autres qui sont contre l’antipsychiatrie, nous avions tous la possibilité d’échanger sans qu’un savoir soit plus brillant.
Une confiance, une attention à l’Autre m’a permis de sortir de cette enveloppe statutaire pour être là. Et cela a eu un effet sur ma capacité d’accueil, de rencontre et d’échange.
La commission m’a rappelé le SAM (temps d’accueil à La Borde où tout se refait chaque matin et où il y a pourtant un lien ténu qui se tisse avec l’Autre, le plus loin de soi) sauf qu’à la différence du SAM la permanence est dans la rue, sur la place publique. Nous ne sommes ni payés, ni payants. Soignés, soignants, famille de l’un ou de l’autre mais pas sur la place.
Pourtant des personnes se présentent et dévoilent leurs difficultés, leurs détresses. Et j’ai appris en écoutant d’autres accueillir avec leur capacité à recevoir la singularité de l’Autre et à resituer chacun dans un contexte social, politique.
« En psychiatrie, il faut être pontonnier ! »… ces mots d’Oury me revenaient certains soirs. Notamment lorsqu’un Monsieur me racontait le contexte politique de son arrivée en France, de son inquiétude pour son cousin délirant et SDF. Ici sur la place nous étions entourés : la commission France/Afrique, Avocats Debout, la commission SDF etc.
Lorsque cet autre homme, parlant Roumain et Italien, fit une crise devant « le stand ». La « sérénité », la cantine étaient dans « le coup ».
Et Maria… Et Helena… des adolescentes de 10 et 12 ans qui font la manche avec qui j’ai pris plaisir à jouer au pistolet à eau, à partager leur inquiétude quand la police encerclait la place.
La permanence c’est aussi l’intensité de l’incertitude. Aujourd’hui Nuit Debout. Mais demain ? L’incertitude de notre avenir donne une profondeur, une authenticité aux rencontres qui se sont faites.
Socialement je me sens précaire mais incapable de pouvoir recevoir et donner autant que ce qui s’est fait au sein des permanences. La précarité isole. La commission, Nuit Debout touchent le Désir.
Virginie Debout
Fragment
Un jour, il y a quelques mois, une amie m’a dit que ça allait parler de psy place de la république. A ce moment là à république, la nuit se passait debout depuis le 31 mars, je me suis dit qu’il fallait que j’aille voir cette affaire là. On parle de psy à l’hôpital, en séminaire, entre amis chez soi ou chez les autres, au bar, mais alors dans la rue, sur une place… Je n’avais personnellement jamais essayé… Pour une affaire, c’en était une belle. Des dizaines et dizaines de personnes debout, en cercle, prenant la parole, des psys, des pas psys, des patients, des impatients, des connaisseurs, des pour, des contre, des indécis. Tout ce monde là debout, pendant des heures! Et puis on s’est dit que ce serait une bonne idée de se revoir. Alors c’est devenu la commission psy, soin, accueil au sein de Nuit debout, et cette commission elle s’est organisée, elle a proposé des permanences en plus des assemblées générales. Et pour ça des gens qui s’activent, qui bossent dur pour que sur cette place, on parle de psy et de santé autrement. Chaque AG est différente. On s’assoit au pied de la banderole psy, soins accueil et ça commence. Les gens viennent, participent, écoutent, font un p’tit tour et puis s’en vont, parfois lançant une remarque en voyant la banderole: « eh ben, y a du boulot… ». L’ambiance peut être électrique, voire orageuse (surtout quand il pleut), ou bien douce et détendue. On y discute de santé, d’institution, de l’hôpital, des médicaments, de souffrances, de guérison, du GHT et parfois même d’herboristerie et une fois de Facebook. Et chaque fois je me dis que, quelque soit la tournure que prennent les choses alors qu’on leur a rien demandé, aux choses, si cette commission existe, c’est que tout n’est pas perdu.
Sophie
Le soin du dire
Le 31 mars, j’ai vu émerger Nuit debout comme une sorte de miracle, tous ces frères et sœurs sortis de partout pour dire. Pas seulement parler ou pérorer comme le prétendront ensuite les fâcheux, mais pour dire. Dire le trauma et dire le possible, dire l’intolérable et dire les formes de vie résistantes au massacre partout en marche. Dire tout ce que le fascisme qui vient veut faire taire, et avec quelle violence! Dire et prendre soin du dire, de son autorisation, de sa circulation, de sa réception. Avec des règles forçant chacun à ne pas différer ni diluer son dire (les 3 minutes, séance ultra-courte!), et des gestes empruntés aux sourds, sans doute mieux placés que d’autres pour savoir l’importance du dire, pour donner forme non-violente aux affects sous-jacents des récepteurs. Jusqu’à l’accueil de ceux qui viennent dire que dire n’est rien et que seul l’acte est quelque chose. Avec souvent de bien jolies phrases émaillées des citations des meilleurs auteurs…
C’est dans ce contexte de grande douceur que sont venus quelques jours plus tard les professionnels de l’écoute en résistance à la logique de l’acte, au nom de celle du dire. Juste présence dans le juste lieu. J’ai été pourtant un peu réticente à fonctionner dans cet espace, que je trouve trop centré sur les problèmes de la psychiatrie au sens restreint… Et en vrai c’est l’ensemble de Nuit debout qui me convainc comme un dispositif de soin psychique et somatique, avec sa cantine, son infirmerie, sa commission accueil et sérénité, sa chorale, sa permanence juridique, ses appels renouvelés aux SDF à venir prendre la parole aussi bien que des ingénieurs en désertion de l’économie, cette façon radicale de mettre en égalité tous les intervenants, intellectuels en vue et naufragés du système, étudiants et jeunes chômeurs, minorités diverses. Nuit debout, c’est la cour des miracles, dit un jour une de mes thérapisantes qui connaît très bien l’histoire de Paris. Et qui sait donc que la cour des miracles n’est pas, comme le voudrait Sarko, un ramassis de sous-hommes prêts pour les camps, mais le lieu le plus réel mais aussi celui de tous les possibles…
Et il est bon que des soignants y soient aussi soignés!
Valérie Marange
Moi, perso, c’que j’kiffe dans cette commission, dans ce dispositif politique, c’est, en tant que professionnel de la psychiatrie, de pouvoir rencontrer des gens psychiatrisés et de débattre avec eux sur la dimension politique de la psychiatrie à partir de nos expériences respectives, de nos idées et analyses, et d’élaborer et mettre en pratique des actions ensemble, en-dehors de tout cadre social de soins car ce dispositif de Nuit debout nous fait tous partir sur un pied d’égalité, citoyens égaux dans la rue. Mais les antagonismes sociaux comme « soignants »/ »patients », « normaux »/ »fous », « hommes »/ »femmes » etc, reviennent tout le temps, tout le temps, tout le temps. C’est ça la révolution permanente, ne jamais croire que c’est fini.
Signé : Dragon Ball Z
Drôle de situation, nous voilà assis en cercle à même le sol avec des professionnels de la santé mentale pour parler de psychiatrie sur la place publique. Dans cette agora, on est d’abord frappé par la ritualisation de la parole, il faut être bref et efficace, et acter des décisions. Pendant l’AG, nous sommes tous des citoyens en lutte contre la loi santé, contre la psychiatrie gestionnaire. Une fois le rituel militant de l’AG terminé, la parole se libère, la rencontre s’humanise comme si la lutte n’était qu’un prétexte pour mieux se rencontrer.
Joan
Avec les accueillants de Psy, soins et accueil, nous nous approprions un bout de la place, un espace, une parole, l’esprit aussi, ce n’est pas simple d’être là et d’accueillir l’autre, souvent à vif, nous-mêmes parfois. Gravite lors de l’accueil tout un tas de personnes, des soignants qui se soignent, des soignés qui soignent, des passants, des familles, des citoyens… Nous sommes là, à l’écoute si possible.
Un soir, un homme vient à ma rencontre, me salue et telle une annonce solennelle : « ma fille de onze ans et demie a un trouble de l’hyperactivité avec déficit de l’attention : le THADA ».
Il pose d’emblée et sans détour ce qui l’anime, une question. Celle de sa fille ? Je l’invite à en dire plus, il poursuit : «elle a passé des tests psychométriques tous excellents mais avec une écriture moyenne, elle ne sait pas se concentrer, elle bouge tout le temps, elle ne sait pas rester sur sa chaise », il associe avec le fait qu’il vient d’une famille de paysans et qu’il a réussi à avoir bac+4, puis a passer un concours de catégorie A. Il me regarde et poursuit : « comment les enfants peuvent-ils faire mieux que leurs parents » ?
La question de sa fille se mêle à la sienne.
Il veut que sa fille aille dans les meilleurs établissements scolaires, elle est dans «le meilleur collège de Paris», il veut qu’elle ait les meilleurs profs. Il respecte à la lettre «les protocoles des psychologues prévus dans son cas», «ma fille ne peut pas travailler plus de vingt minutes d’affilée, elle travaille en fractionné». «Lundi je vois une psychiatre pour la Ritaline.»
Il y a beaucoup à dire sur ces paroles, mais je choisis de centrer mon intervention sur la Ritaline. Je lui dis que ce qu’il décrit ressemble à un symptôme, parce que sa fille ne peut dire autrement ce qui la travaille. Alors ça passe par le corps. Et que peut-être si elle avait l’occasion de parler de cela à quelqu’un, ça la soulagerait.
Après une discussion, il finit par dire qu’il ne sait pas si elle doit prendre ça [la Ritaline].
Notre bout de place informelle, notre dispositif d’accueil et d’écoute permet cette spontanéité de la question, droit au but, brutale presque, quand nous savons que dans un cabinet, une demande peut mettre plusieurs séances avant de s’éclaircir. Cet homme dit beaucoup dans son annonce et dans la manière qu’il a de nouer l’interrogation qu’il a pour sa fille à la sienne. Notre rencontre a peut-être permis de penser que le médicament, bouche-trou, bouche-sujet n’était pas la seule manière de répondre au symptôme, ou du moins permis de décaler sa nécessité.
En outre, en posant cela, il pose une question de société, il vise pile dans la cible délétère de la médication trop rapide et excessive des enfants. Une médication qui étouffe la parole et le désir du sujet.
Un autre soir, je discute avec une jeune femme qui me confie qu’elle a fréquenté un hôpital de jour, elle me parlait de son expérience là-bas quand un jeune homme nous interrompt et nous demande ce que nous faisons là. Je lui explique brièvement notre petite histoire de Psysoinsaccueil, nos revendications et l’écoute que nous tentons d’avoir autour des problèmes du monde et/ou des nôtres, il m’interrompt à nouveau et dit : « Bah oui les problèmes, je suis Vietnamien, on se moque de moi, on dit que j’ai une petite bite et que je sais faire que des nems. Parce que je suis Vietnamien. Et c’est les Arabes. J’ai envie de les frapper, de les tuer.»
La jeune femme qui se tient à côté de moi lui dit : « mais c’est beau le Vietnam »…
Il nous confie sa tristesse, il a fait une tentative de suicide il y a quelques mois. Il répète et insiste sur le fait qu’il veut « frapper les Arabes et montrer sa petite bite. On s’est toujours moqué de moi à l’école. »
Moi : « Ca vous a mis en colère »
Lui : « C’est les Arabes de banlieue, je veux les frapper »
Moi : « Vous pensez quoi de ce que vous dites ? »
Lui : « Je sais, c’est bête. J’ai honte d’être Vietnamien parce que j’ai une petite bite, je suis moche, mon teint est moche »
La jeune femme : « Non mais t’es beau gosse »
Lui : « Ah oui ? ». Il regarde ses seins, s’anime et la colère tombe.
Moi : « C’est le Vietnam qui te tourmente ? »
Lui : « Ouais je devrais renouer avec mes racines, je refuse de parler vietnamien depuis quelques années. Mes parents sont nés au Vietnam, moi je suis Français. Bon je vais rentrer chez moi. »
La présence de cette jeune femme et ses interventions sont précieuses et poétiques. Sa parole dit des choses que je n’aurais pas dites, car même si je suis dans la rue, que je connais un peu le travail en rue, je ne peux m’empêcher de me prendre pour une analyste ! Cette jeune femme apporte une ouverture dont ce jeune homme s’est saisi et qui a ranimé son désespoir, à cet instant du moins.
Dans les deux cas, les personnes ont déposé quelque chose de leur singularité subjective, et quelque chose de cela a été reçu. C’est peu, mais ça a existé pour eux et pour nous. Ca dit aussi que leur parole a un poids pour qui tente de l’entendre et que le lien à l’autre existe et peut être soutenant.
Dans notre société, le politique est en pièces. « L’avenir semble interdit. Nous vivons cet étrange moment désespérant et inquiétant où rien ne paraît possible. La cause n’en est pas mystérieuse, et elle tient non pas à quelque éternité du capitalisme, mais au fait que ce dernier ne trouve pas encore en face de lui les contreforces suffisantes. » (Dardot et Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2014.)
Notre Psysoinsaccueil est une tentative de restaurer une parole qui circule, qui fait lien et ouvre à l’autre et qui sait, d’augurer une contreforce ?
Marie Cousein
Confabulatio nocturni
La place que nous habitons s’étoile en archipel. D’autres espaces y poussent ou s’y rencontrent que je peux deviner, sans les connaître tout à fait.
Qu’on y vive ou qu’on y passe, cet espèce d’espace d’où l’ont fait la Nuit Debout est incontournable… comment le remplacerait-t-on ? L’idée de frontière ici, c’est le chantier ! Elle semble poreuse et toute architecture nomade, perméable et éphémère. Je peux traverser la place, ainsi que tout ce qui s’y trouve, mais par où en faire le tour ? La prise par la police de notre château de palissades, à l’existence si fugace, et son démantèlement, nous ont enseigné que le territoire pouvait être pris. Depuis lors nous nomadisons, avec science, un nouveau lieu qui semble à la mesure de notre appétit d’espace. J’aime imaginer que nous sommes sur une sorte d’embarcadère aux milliers d’appontements.
La quotidienneté multilingue berce de nouvelles conditions d’énonciation de la parole politique. La parole de l’un n’est pas l’unique, elle n’est pas plus haute que celle des autres, et ces confabulator nocturni ont oublié de se taire. Nous sommes un choral de milliers d’auteurs et peut-être que nul d’entre nous ne sait s’il est en train d’aider à la construction de quelque chose. Mais nous alimentons le bruissement de la place avec le reste du monde.
Bientôt trois mois de permanence. Ces nuits m’ont apporté au-delà de moi-même, comme une connaissance vécue, sans manquer inopinément de me surprendre, comme la résurgence de souvenirs liés à l’enfant insomniaque que j’étais. Tenir une permanence, rester debout devant la banderole de notre commission, c’est une attente de la venue de l’autre, l’attente du changement, du change, de l’échange. Ces autres qui viennent à notre enseigne me disent souvent qui je suis. Une rencontre, une intonation, une phrase ou le tressaillement qu’elle fait naître, peuvent ouvrir la questionnabilité. La parole, ainsi offerte librement à quiconque, se construit, s’échange à tour de rôle et nous dé-libère en restant vivante.
Ma rencontre avec Nuit Debout et la commission « Psy, Soins et Accueil » correspond à un moment où je me surprends à être pour d’autres, un artisan d’une société technique. En tant que jeune psychologue hospitalier, je suis contraint à apprendre une démarche qualité arbitraire et exhorté à la promouvoir, quoi que je puisse en penser. Par moment sur la place on m’a appelé, comme on l’eût fait d’un sapeur pour l’urgence d’un feu à dominer, pour soutenir ceux qui souhaitent calmer les angoisses d’une société, calmer les normaux en donnant des soins aux déviants. Oublie-t-on parfois que le mal-être social est aussi un problème politique ? Que la complexité et la relation humaine sont les premiers outils fiables ? Me voilà pris, ici et là, assigné non à être mais à faire, à fonctionner.
Benjamin Lestringant
Découvrez le blog de la commission Psy, soins et accueil:
http://psysoinsaccueil.canalblog.com/